Dans le métro qui la conduit
Porte de Versailles, lors d’un arrêt à une station, elle surprend une
conversation entre deux femmes qui, d’après ce qu’elle comprend, s’y rendent
aussi. La plus jeune, âgée d’une quinzaine d’années, regarde l’affiche
publicitaire du Salon et demande, après avoir lu la mention :
« Invité d’honneur Israël » :
« C’est qui
Israël ? » comme s'il s'agissait d'un auteur. Si c'était le cas, le nom serait précédé du prénom (comme Lucien, par exemple, mais le psychanalyste était décédé depuis quelques années déjà). Le cœur d’Agathe se met à battre un peu plus vite et
malgré elle, ses yeux s’arrondissent de stupeur. Elle guette la réaction de la
plus âgée, la mère visiblement, qui répond impassible : « Non, en fait, c’est un pays.» Et l’échange s’arrête là. Agathe se demande comment, aujourd'hui, un lycéen peut ignorer l'existence d'Israël et comment un parent peut ne pas s'en émouvoir et se dispenser d'informer, d'éduquer...
Arrivée au Salon du Livre, encore chargé des odeurs animales du salon de l’agriculture
qui vient de s’achever, Agathe voit du monde mais ne rencontre personne. Elle
erre dans les allées, s’arrête devant un stand. Elle a emmené un de ses enfants
voir une représentation de « lettres d’amour de 0 à 10 » et l’auteur
de l’œuvre originale est là. Elle échange quelques mots avec Susie Morgenstern.
Mais elle n’ose pas dire qu’elle écrit. Tellement trivial ! Ces gens-là ne
sont pas là pour ça. Chacun de son côté de la barrière. Agathe se demande bien
comment la franchir.
Elle est joyeuse pourtant. Dans sa province elle anime un
atelier théâtre avec des élèves d’une dizaine d’années. Elle a adapté une pièce
de PEF et aide les jeunes à s’approprier le langage du prince de Motordu. Elle
met en scène, construit quelque chose de palpable. Elle voit les talents s’affirmer
chez les uns, les timidités laborieusement dépassées chez les autres. Elle
tâche d’offrir à chacun un rôle à sa mesure. Elle explique tout cela à l’auteur
qui lui signe une dédicace, à elle et à son groupe. Elle continue de discuter
avec un éditeur présent sur un stand mais elle s’emmêle dans ses explications,
regarde le bout de ses chaussures et repart peu convaincue de sa prestation.
Au retour, un courrier l’attend d'une
maison d’édition régionale. Le refus dactylographié indique : « Bien que l’intrigue
se situe dans notre région, qui est le ban de notre ligne éditoriale, nous n’avons
pas retenu votre roman pour publication. L’intrigue amoureuse, l’histoire et le
style ne nous ont pas séduits ».
Agathe ne sait plus quoi penser. La douche froide. La honte de s’être crue pourvue d’une once
de talent s’empare d’elle. Est-elle si peu lucide ? Ranger ses crayons et
n’écrire plus. A quoi bon ? Tout a été dit, tout a été fait. Quelles
peuvent être les prétentions d’une jeune femme effacée qui montre souvent d’elle
le versant insipide, de peur que l’exposition de son extraversion ne la fasse
passer pour folle ? Pourtant Agathe est le feu sous la glace. Que
fait-elle perdue dans cette vie ?
Elle aime son mari. Ou plutôt
elle attend que l’homme qu’elle a épousé la voie. Mais le mari d’Agathe bouge,
s’échappe, revient, s’agite et repart. Elle, pour garder l’équilibre
croit-elle, attend. Elle se mute en petite chose, s’écrase sous l’influence de
l’homme qui s’éloigne pourtant chaque jour un peu plus. Il voyage sans arrêt. Rencontre
tellement de nouvelles personnes qu’il a cessé de lui raconter. Entre dans des
endroits où le commun des mortels ne pénètre pas. S'en pâme modestement, en laissant croire que finalement cela a peu d'importance dans sa vie alors qu'Agathe sent au contraire que cela envahit.
Que peut bien apporter Agathe ? Il n’y a pas d’étincelles, rien qui
scintille dans son quotidien. Telle un automate, elle s’occupe de la
maison, des enfants, de son travail. Pour la famille, pour son couple, elle propose, suggère, fait des tentatives, essaye de signifier la simplicité et l'authenticité de ce qu'elle appelle le bonheur. Agathe ne bouge pas mais elle revendique,
explique, négocie. Coups d’épée dans l’eau.
Agathe attend le facteur. Elle sait maintenant que son roman ne sera pas publié. Elle espère pourtant que quelque chose va changer. Une transformation.
Un jour, elle aide des amis à
déménager. Elle est gaie. Avec son jean troué, son tee-shirt informe et ses
vieilles converse, elle apporte une joie de vivre qu’elle a encore, au fond d’elle,
bien enfouie. La journée commence dans la bonne humeur, avec des personnes qu’elle
connaît bien et d’autres qu’elle voit pour la première fois. Les maîtres des
lieux répartissent les rôles. Il y a des tonnes d'affaires à transporter, des
objets usés à emmener à la déchèterie, de la vaisselle à emballer. On confie à
Agathe les clés d’un fourgon. Elle va et vient, charge, décharge, discute avec les uns et les
autres, prend plaisir à retrouver des gens qu’elle n’avait pas vus depuis
longtemps, découvre de nouveaux visages, initie de nouvelles conversations, tout semble léger. En fin d’après-midi, les traits tirés par la
fatigue et les yeux rougis par la poussière, les cheveux en bataille, dans le camion qu’elle conduit, elle rit avec
son voisin qui la complimente. Le dialogue s'étoffe et se creuse, dévie, et Agathe s’entend
raconter une anecdote qui remonte à la veille de son mariage, un événement qu'elle avait totalement oublié et qui ressurgit là. En voulant accrocher
un ballon de baudruche dans la salle du vin d’honneur, la tête d’épingle avait
lâché et elle s’était enfoncée la pointe jusqu’à l’ongle du pouce. Elle se souvient
de la douleur qui avait transpercé son doigt. Du cinéma qu’elle avait fait,
conformément à la tradition des futures mariées capricieuses, convaincue que cet incident allait gâcher la journée du lendemain. Son voisin la
regarde toujours. Avec une bienveillance qui la troublerait presque. « Je
ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça » murmure-t-elle, dans un hochement de tête et un haussement d'épaules. « Parce
que tu attends que quelqu'un te dise que tu es la Belle au Bois dormant ! Tu t'es piquée et tu t’es endormie. Il te faut un
baiser pour te réveiller ». Si le ton est malicieux, l’homme semble on ne
peut plus sérieux. Agathe sourit, amusée. Il se penche soudain et l’embrasse. Agathe a
à peine le temps de goûter la bouche chaude et vivante qui vient de faire frémir ses
lèvres.
Mais quelque chose pétille, tout
à coup. La journée s’achève. Il ne se passe plus rien. Rien d’autre que des
cartons déplacés, des meubles démontés et remontés. Une maison vidée, une autre
investie.
Quand elle rentre chez elle, elle déchire machinalement l'enveloppe à en-tête d'un éditeur breton. "Chère madame, J'ai bien reçu votre manuscrit [...] et vous remercie de votre intérêt pour notre maison. Je vous prie d'excuser le temps pris à vous répondre.
Je suis au regret de vous informer que je ne retiendrai pas votre texte pour publication. En effet, je ne pense pas être en mesure de le défendre efficacement. Je vous invite néanmoins et très sincèrement à ne pas renoncer, votre travail n'étant pas sans qualité, loin s'en faut. Je dois juste reconnaître que malgré ses qualités indéniables, je ne peux donner suite. Vous m'en voyez sincèrement désolé.
J'espère que ma réponse honnête ne vous blessera pas mais vous donnera l'envie de poursuivre dans cette voie. Je vous souhaite le meilleur, et vous prie d'agréer chère madame, l'expression de mes sincères salutations". Comme si cette gentille réponse ne suffisait pas, l'auteur de la missive avait, à l'encre bleue, et d'une écriture élégante et allongée, ajouté : " Chère madame, Indéniablement, vous maniez la plume avec un réel talent et je suis désolé de ne pouvoir vous publier. Vous devriez orienter vos démarches vers des éditeurs plus littéraires et plus grands, disposant des moyens nécessaires pour lancer un tel roman. Bien sincèrement vôtre ".
Agathe n'ose pas y croire. Il y a un souffle dans sa poitrine, qui ressemble à la vie qui revient.
Le lendemain matin, sur son smartphone, s’affichent ces deux
mots : « Bonjour princesse ! »
Le facteur est passé. Agathe n’a
pas fait attention. Elle a ressorti ses cahiers et ses crayons.