mardi 25 septembre 2018

Les déraisons.

Le roman s’ouvre sur une salle de tribunal. Adrien est jugé pour avoir déserté son bureau pendant plus d’un an et continué, malgré tout, à percevoir son salaire. Or, « Adrien est un exemple de courtoisie ». Il est consciencieux et carré. Il porte sa mallette de travail toujours du même côté, au grand dam de sa mère, inquiète à l’idée qu’il se déforme la colonne vertébrale. Il prend le bus 74 pour se rendre au travail chez Aquaplus, la société qui l’emploie depuis des années. Comment a-t-il pu abandonner son poste ? 
Son chemin a croisé celui de Louise. Elle est peintre, possède un chien prénommé Le-Chat et vit dans l’instant présent : « Elle ne se souciait pas de la minute qui suivait, mais du moment, de l’exacte seconde où les choses se situaient ». Elle joue avec les mots et les couleurs, folâtre avec le loufoque. La rencontre entre ces deux individus est improbable et délicieuse. Louise met du colorant dans son dentifrice pour étonner son amoureux, organise des joutes de rimes en voyelles ! Adrien adore ça.
Un jour, malheureusement – je ne l’écrirai qu’une seule fois, parce que deux ça fait désordre ; il faut lire le roman pour comprendre – on diagnostique à la jeune femme des tumeurs dans le poumon. Cela ne lui ressemble pas mais Adrien, porté par l’amour, quitte le placard où on l’a remisé à la suite d’une restructuration. Il décide de se dévouer entièrement à la fantasque et drôlatique Louise.
Le mot “cancer” pourrait mettre un frein à votre envie de lire. Cela fut presque mon cas. J’ai failli abandonner en lisant simplement la quatrième de couverture. Je me suis dit : "Ah non, pas ENCORE une histoire de cancer". J'ai quand même ouvert le roman. Et là… surprise !
Louise, le cancer, elle l’entortille, elle le transforme, elle le frôle, elle en fait tout sauf ce qu’on en voit d’habitude dans les livres. L’auteur convoque le souvenir des protagonistes de “L’écume des jours” de Boris Vian. Quand on lui pose la question, Odile d'Oultremont indique pourtant n'avoir jamais lu l'histoire de Colin et Chloé. D'autant plus troublant quand on voit l'illustration de la couverture*, choisie "par hasard". En effet, là, c’est un nénuphar qui pousse dans le poumon de Chloé. Ici, Louise est décidée à mettre KO ses “honey pops”. Elle donne aussi des noms à ses bras et elle ne plaisante pas quand un médecin la pique sans préavis : « Mon bras gauche s’appelle Nathanaël. […] Nathanaël est plutôt calme et bien élevé, il n’a jamais frappé personne, mais si on le troue sans préavis, comme vous venez de le faire, ça pourrait éveiller en lui certaines pulsions ». On est transporté dans cet univers décalé que l’auteur a su créer. Ce livre est d’une grâce et d’une poésie absolues. Odile d’Oultremont bouscule l’ordonnancement habituel des mots. Elle jongle, imagine des associations surprenantes et évocatrices. Le vocabulaire est riche, l’écriture est inventive et flirte habilement avec l’absurde sans jamais s’éloigner du sens. Le résultat est surprenant. Avec un sujet grave, la romancière fabrique des bulles d’insouciance, de bonheur et de légèreté. Il ne serait pas raisonnable de passer à côté de cette pépite.





“Les déraisons” Odile d’Oultremont. 217 p. 18 E. Editions de l’Observatoire


*Œuvre de Paul Wackers

mardi 4 septembre 2018

37, étoiles filantes

Prix Coup de Cœur 2018 de Livres en Vignes 




Cette année, Jérôme Attal fait sa rentrée littéraire avec “37, étoiles filantes”, un roman au titre poétique. Le pitch ? Alberto Giacometti, encore inconnu, veut refaire le portrait de Jean6Paul Sartre, pas plus célèbre. Et il n’en démord pas pendant 309 pages. Un peu mince comme sujet ? Alberto vivote à Paris avec son frère Diego. Pas de chance, le jour où il s’apprête à rompre avec Isabel, sa fiancée anglaise, il se fait écraser le pied par une américaine ivre au volant de sa voiture. Une américaine, of course ! Direction la clinique où les infirmières sont (trop) jolies. Isabel, délaissée, cherche un moyen de contrarier son artiste frivole. Et elle trouve les mots ! Elle rapporte au blessé les paroles de leur ami Jean-Paul concernant l’accident : « il lui est ENFIN arrivé quelque chose ».
Vexé, le sculpteur débutant n’a de cesse de mettre son poing dans la face de l’insolent (face qu’il n’a pas très jolie d’ailleurs). Le philosophe bigleux cherche à devenir quelqu’un, depuis la boutique de son opticien jusqu’aux cafés de Montparnasse en passant par un dîner chez François Mauriac. Alberto lui court après dans le Paris insouciant de la fin des années folles et sourd aux grondements annonciateurs de la seconde guerre mondiale. Que le lecteur ne s’y trompe pas. Le règlement de compte entre Giacometti et Sartre est le prétexte amusant et récurrent que Jérôme Attal a choisi pour entraîner son lecteur dans la vie trépidante des “Montparnos”, ces artistes installés dans le quartier de Montparnasse de l’entre-deux guerres. Picasso vole les modèles de ses collègues. On boit un verre au Dôme, à La Coupole ou à la Closerie des Lilas. Une espionne italienne est assassinée. Diego s’aventure sur la rive droite. Une belle exilée attend son départ outre-atlantique.

 On retrouve avec plaisir la plume douce et sensible de Jérôme Attal. Les femmes ont la part belle : "Mais Alberto, je ne veux pas être unique. Je suis comme toutes les femmes, je veux être multiple. Tant que la vie est là, tant que la jeunesse est là, je veux être multiple ». La documentation est soignée. Et on rit, beaucoup. Sartre a des questions existentielles. Il les partage avec son opticien au cours d’un chapitre hilarant : « Ça fait plus de quatre ans que je n’ai pas fait vérifier mes lunettes [...]. J’ai l’impression que tout s’éloigne, et ma jeunesse en premier plan ». Quant à Alberto, il n’a jamais froid aux yeux quand il s’agit de tacler l’ennemi sur son physique atypique : « Il n’y voit rien. Il a un œil qui joue au billard et l’autre qui compte les points. Si je le tue on m’en voudra ». Finalement, Giacometti réussira-t-il à moucher l’impertinent ? Pour le savoir, lisez le roman. Vous ne le regretterez pas !



Mon conseil : Pourquoi ne pas profiter du Salon, qui se tiendra les 22 et 23 septembre prochains au Clos de Vougeot, pour rencontrer l’auteur et repartir avec un exemplaire dédicacé ? Cherchez les lunettes noires. Derrière, il y a Jérôme Attal. Et il ne se déplace jamais sans deux choses essentielles : sa guitare et sa bonne humeur !





“37, étoiles filantes” de Jérôme Attal. Robert Laffont. 309 pages. 20 E. Prix Coup de Cœur Rougeot-Meursault de Livres en Vignes. Prix de la rentrée Les écrivains chez Gonzague Saint Bris



 






dimanche 2 septembre 2018

Les belles amitieuses




 «A vingt-cinq ans je suis énarque et polytechnicien. Ce qui ne m'empêche pas d'être un con. Ma mère est aux anges ». Ainsi parle Amblard Blamont-Chauvry. Ce jeune narrateur, versaillais, fils de bonne famille, est promis à un brillant avenir. Avec un soupçon de cynisme et une pointe de nonchalance, il traîne sa désinvolture au fil des pages, sans jamais toutefois paraître antipathique au lecteur. Sa grande lucidité et sa capacité à l'autodérision en font un personnage très sympathique. « Je ne suis pas intéressant : seulement le produit de ce qu'on ma enseigné depuis ma naissance. J'ai les préjugés de ma caste. J'ai l'intelligence, il me manque le talent et je n'ai pas envie de travailler ». On le comprend, il n'espère rien. Aspire seulement à l'oisiveté, la paresse, la gourmandise et autres plaisirs de la vie.
Autour de lui, chacune à leur manière, s'agitent de belles ambitieuses. Sa marraine, la Comtesse de Florensac, femme qui se veut d'influence, lui a trouvé l'épouse parfaite. Soumis aux codes de la vie versaillaise et en côtoyant la jeunesse dorée, Amblard fait un beau mariage, plus parce que c'est l'usage que par réelle conviction. Il n'est pas question d'amour. D'abord, que sait-on de l'amour à vingt ans ? La jeune mariée, Isabelle Surgères, a les dents longues et mène sa barque d'une main de fer. Certes, l'action se déroule au début des années soixante-dix mais on n'est pas loin des intrigues de la Cour des Rois de France.
Quant à Coquelicot, on la croise dès la première page. Elle doit son surnom à la couleur de la robe qu'elle porte au moment de sa rencontre avec Amblard, en 1972, dans les jardins de Trianon, en marge de la visite de la Reine d'Angleterre en France. Qui est vraiment cette jeune fille délicieuse? Est-elle légère ? A-t-elle une revanche à prendre sur la vie ? En attendant, c'est dans ses bras qu'Amblard, tout au long du roman, paraît vivant. «Traîner au lit avec une dame aimable est une sagesse : on n'y a besoin de personne d'autre. C'est aussi une plénitude, c'est à dire un paradis. »
Le narrateur est né avec une cuiller en argent dans la bouche. Que peut-il attendre de la vie ? A-t-il besoin d'être audacieux ? Libre ? Utile ?
Avec une écriture fine et l'élégance qu'on lui connaît, Stéphane Hoffmann offre un roman savoureux, dont on tourne les pages avec délectation. C'est extrêmement drôle, avec une touche subtile de mélancolie et de causticité. Un conseil à ceux qui ont l'habitude d'aller jeter un œil à la fin de leurs livres. Cette fois, j'ai retenu mon geste, je ne saurais dire pourquoi. J'ai été bien inspirée. Interdisez-vous d'aller fureter vers la dernière page... La chute est magnifique. Ne vous la gâchez pas.




Et si par hasard (ou pas) vous avez décidé de venir faire un tour du côté du Clos de Vougeot les 22 et 23 septembre prochains, vous pourrez rencontrer l'auteur, dans le cadre du Salon Livres en Vignes.


« Les belles ambitieuses » de Stéphane Hauffmann. Albin Michel. 265 pages. 19,50€.