samedi 1 août 2015

Angelina Jolie et les autres #4


Je n'ai pas commencé les cartons. Je me sens comme une coquille vide. Je ne sais pas où je vais habiter en août, je ne sais pas si mon mari l'est toujours ou plus, je ne sais pas ce qui va se dire le 27 juin chez le professeur avec mes résultats de biopsie. Dix jours, c'est court et long à la fois. Le moment venu, je me cale dans le siège passager de la voiture et me laisse emmener. On échange doucement, avec une complicité mise à mal mais toujours présente, et bien que dans quelques jours, nous soyons convoqués au tribunal pour officialiser une séparation qui n'y ressemble pas. Je ne sais pas de quel côté est la mascarade, ni où se situe la vérité. Je me sens en sécurité à côté de lui. Il est là. Aujourd'hui.
Je longe à nouveau les murs assez déprimants de ce ghetto à cancéreux. J'ai du mal à trouver ma respiration. Je me sens asphyxiée. Nous nous asseyons docilement à côté d'autres couples. Le silence est éloquent. Nous devisons à voix basse, imaginant l'âge et le physique du médecin que l'on doit voir, établissant des paris sur le retard qu'il aura pris sur l'horaire du rendez-vous. Tout va très vite. Je me trouve finalement, à peine une demi-heure après notre arrivée, assise à un bureau, mon mari à ma droite, un grand bonhomme d'une quarantaine d'années, un peu rondouillard et souriant face à moi, et en retrait, sur un tabouret derrière le chirurgien, un jeune et bel interne en chirurgie plastique.
Les premiers mots que le professeur prononce très gentiment sont pour me demander ce que je sais. Il tâte le terrain avant d'envoyer son scud. C'est mieux que de le tirer directement mais j'ai déjà la réponse à ma question. J'expose brièvement ma position. Je vois à peu près de quoi il retourne, j'évoque ma mère et ma sœur, en fille rodée à l'exercice. Sauf que jusqu'à présent, ce n'est pas moi qui étais devant l'examinateur...
En guise d'introduction, le monsieur annonce donc que j'ai un cancer mais dans mon malheur, j'ai de la chance car il est au grade I, donc pas très violent, et que en l'état je n'aurai ni radiothérapie ni chimiothérapie. Je ne sais pas pourquoi, mais je respire mieux tout à coup. A confirmer par l'analyse qui sera pratiquée lors de l'ablation, bien sûr.
- Étant donnée votre très petite poitrine, cela me semble difficile de n'enlever que la tumeur. Ça va trop déformer votre sein, il faut faire une mastectomie totale.
Ben voyons mon coco, allez hop c'est parti et que je te découpe une mamelle. Et une de plus !
Les infos se télescopent dans mon cerveau...
-Attendez, il n'y a pas d'autre solution ? Vous me dites que je n'ai pas un truc grave et vous voulez m'enlever tout le sein ?
Il rebondit à juste titre sur le fait que l'on ne sait pas si je suis porteuse de la mutation BRCA2. Le cas échéant, le protocole est une mastectomie totale et il y a même indication d'ablation préventive de l'autre sein. Ce, bien qu'on ne puisse pas déterminer si mon affection relève de l'expression du gène ou d'un accident sporadique.
Angelina Jolie a  fait du bon boulot en annonçant l'intervention prophylactique qu'elle a subie pour se protéger des risques inhérents à sa mutation BRCA1. La question n'est pas de savoir si elle a eu raison ou tort de poser ce geste, mais simplement, elle a permis d'informer des millions de femmes que c'était une alternative. Or, jusqu'ici, bien que ma poitrine m'ait affreusement complexée depuis des années, que j'avais, pendant un temps, imaginé avoir recours à la chirurgie esthétique pour pallier cette "aplasie" et que ma gynéco était donc parfaitement au courant de ces réflexions, ce chemin ne m'avait jamais été proposé pour m'inciter à faire le test de dépistage du BRCA2. Qu'aurais-je fait ? Nul ne le sait, moi la première. Si on m'avait servi un autre discours que celui des mammographies à répétitions, si on m'avait donné l’information sur cette intervention, certes lourde de conséquences en terme de sensibilité mais qui m'aurait par ailleurs apporté une transformation physique utile à mon estime et aurait levé l'épée de Damoclès que je sentais au dessus de ma tête depuis tant d'années, aurais-je réfléchi à deux fois ?
Inutile de tergiverser, il est désormais trop tard pour se poser la question. Bien d'autres surgissent de toute façon.
Le chirurgien propose l'anamnèse et commence à me questionner. Lorsqu'il apprend que j'exerce le métier d'orthophoniste, il s'esclaffe, se vengeant sans doute de ses frustrations enfantines :
-Ah, l'orthophonie, j'en ai fait... Et combien de fois j'ai entendu que je n'arriverais à rien ! Voyez où j'en suis maintenant !
En même temps qu'il bombe le torse, je résiste à l'envie de me faire toute petite, de me justifier à la place des autres. Je le laisse cracher son venin, puis, impassible, lui signifie que je n'étais pas sa thérapeute et attend qu'on en revienne à moi. Ce qui n'est pas forcément une partie de plaisir puisque je dois inventorier la longue série des cancers familiaux  étalés sur les trois dernières générations, et ce, avec tous les détails dont j'ai connaissance. Énumération éprouvante s'il en est. Stoïque, je raconte pendant qu'il rédige scrupuleusement. 
Les patientes suivantes doivent me maudire. Le rendez-vous s'étire. J'accepte de me soumettre à la prise de sang qui déterminera si je suis porteuse de la mutation. Étant données les circonstances, je ne vois pas l'intérêt de la refuser plus longtemps. Il passe des coups de fil très efficaces afin que les analyses soient effectuées rapidement. Le délai dans ce genre de situation est normalement de plusieurs mois. Or, je peux disposer assez rapidement des données de ma sœur notamment, qui permettent d'accélérer le processus. Par ailleurs, le professeur fait des pieds et des mains pour obtenir les résultats avant l'intervention. Ce qui me semble également judicieux. 
La discussion revient alors sur le geste chirurgical. Avec une bonhommie déplacée, le professionnel me rappelle qu'il compte pratiquer une ablation totale. Puis, dans un deuxième temps, après les potentiels traitements annexes (il n'a pas dit tout à l'heure pas de chimio, pas de rayons ?), il me reconstruira le sein, je verrai, ils font des trucs formidables.
Hep, hep, hep ! Non... Je suis submergée par les images de cicatrices, d'un buste exempt de renflement et cela m'insupporte. Je suis à deux doigts de tourner de l’œil. J'ai aussi souvenir du récit pudique de ma petite sœur qui me racontait son expérience après que le chirurgien lui ait promis monts et merveilles. Une peau pas assez élastique, une intervention douloureuse, et les engagements qui partent en fumée sur un corps à se ré-approprier... Je me méfie des belles paroles. 
Depuis plusieurs semaines, je surfe sur internet. J'évite soigneusement les forums pour ne cibler que les publications scientifiques ou les sites des grands centres. J'étudie les techniques pratiquées.
J'apprendrai plus tard que ma démarche fait de moi ce qu'on appelle un patient expert... Et je vais très vite me rendre compte que mon chirurgien n'aime pas ça. Pas ça du tout !
-Je veux une reconstruction immédiate.
-Ce n'est pas le protocole.
-Il y a une contre-indication particulière ?
-Ce n'est pas notre protocole. Nous, on enlève tout. Et dans un deuxième temps on reconstruit. Moi je suis là pour vous sauver la vie !
-Mais dans la mesure où psychologiquement c'est impensable pour moi de procéder comme ça et que médicalement, ce n'est pas contre-indiqué, pourquoi ne pas faire de reconstruction immédiate ? Moi je ne me laisse pas enlever le sein comme ça !
- Si finalement on doit faire une radiothérapie, le traitement abîmerait a prothèse. Donc on traite d'abord et on reconstruit après.
Devant mon air renfrogné il ajoute :
-Je ne vous comprends pas. Les femmes, ce qu'elle veulent, quand elles savent qu'elles ont un cancer, c'est qu'on leur enlève le plus vite possible, et tout !
-Ben, faut croire que je ne suis pas "les femmes" !
-Écoutez, je pars en congés et je reviens le premier août. D'ici là, on aura les résultats de la prise de sang que vous faites aujourd'hui. Je vous ai calé un rendez-vous avec l'onco-généticienne [Ah ! Ça y est ! On y arrive ! Youpi pour ma gynéco !] tout à l'heure. Je vais vous prescrire le bilan d'extension... De toute façon vous avez un cancer peu agressif, ça peut attendre mon retour.
-Qu'est ce que c'est ça, le bilan d'extension ?
-Le protocole : IRM mammaire, radio des poumons, des ovaires et scintigraphie osseuse.
-Scintigraphie osseuse ??? Je rêve !
Suis-je totalement inconsciente ou eux, paralysés par la peur de passer à côté de quelque chose, blindent-ils leur affaire pour se protéger ?
Je me calme. On n'y est pas, et en tant qu'individu, je dois pouvoir garder mon libre-arbitre !
Il ne relève pas. Vient ensuite la case : torse nu ! Le professeur fait s'approcher l'interne. Je demande à quoi sert sa présence puisqu'il n'est pas question de reconstruction immédiate. Le ponte bougonne qu'il faut bien que son jeune apprenti voie des choses. Il a le nez sur mon sein gauche qu'il barbouille de feutre bleu, en fournissant des explications sur comment il va enlever et qui me portent au cœur. La perspective de n'avoir qu'une cicatrice à la place de ma poitrine me vrille le ventre. C'est impossible. Impossible. Impossible. J'en ai lu articles depuis des décennies. Je sais exactement ce que je suis prête à endurer ou pas. Et ça, c'est au dessus de mes forces. A l'opposé des nombreux témoignages ou études qui prétendent que psychologiquement les femmes ayant choisi une reconstruction immédiate ont du mal à s'approprier leur nouveau corps, le deuil du sein n'ayant pas été fait, je sens, au plus profond de moi, que c'est au contraire ma planche de salut. Dans la vie, mon indécision pathologique me joue souvent des tours. Mais là, je ne tergiverse en aucun cas.
Je garde la tête haute et me rhabille fièrement. Je ne me démonte pas. Je ne suis pas abattue. Je sens qu'un bras de fer s'annonce car je n'accepterai pas que le corps médical dispose du mien comme bon lui semble. 
Je redis au professeur ma réticence quant à la prise en charge qu'il me propose et mon souhait d'aller consulter ailleurs. Il sourit. Dit oui, oui, vous avez raison. Me serre la main chaleureusement, salue mon mari, et nous voilà dehors.
La journée n'est pas finie et je reste seule tandis que mon mari repart au travail. Après la prise de sang, je vais m'installer dans le couloir près de la consultation d'onco-génétique.
  Ma petite sœur, qu'il faut bien prévenir, me confie sa détresse face à cette annonce. Comme si ce qui nous prenait à la gorge, quand une personne qu'on aime  se trouve confrontée à la maladie, relevait d'une impuissance absolue et douloureuse. Je suis touchée par sa compassion, elle qui a affronté bien pire, et qui continue de déjouer le crabe, avec force chimio.
 Dans le bureau impersonnel de l'hôpital, je dois à nouveau dérouler tout l'historique familial et je répète à la virgule près, de manière complètement incrédule, le scénario vécu il y a quelques petites heures avec le chirurgien. Pourquoi m'infliger ça ?  J'ai juste l'impression de m'enfoncer un peu plus dans une spirale sans fond. Dans ma solitude, je considère néanmoins ma chance inouïe d'avoir été épargnée par une urgence qui ne m'aurait pas permis d'exprimer mon  point de vue. Je vais pouvoir explorer, comparer et décider. Pour mon corps, pour moi, ça n'a pas de prix ! Tant d'autres femmes n'ont pas eu le choix.