lundi 26 octobre 2020

La nuit du premier jour

 

Sur le fil de l’aventure.


Blanche a grandi sur les terres du Mont-Liban, où son père dirige une petite filature. A l’aube de ses dix-huit ans, elle est mariée à l’héritier d’une soierie lyonnaise. Les promesses de bonheur ne se concrétisent pas. En 1896, mère de deux enfants, Blanche ne trouve pas sa place et étouffe dans la bonne société. Son seul ami est un maître-tisseur de la Croix-Rousse. C’est chez lui qu’elle rencontre Salim Zahhar, marchand de soie à Damas. Leur sort est scellé. Ils savent leur amour impossible. Mais, à la faveur d’un voyage sur sa terre natale pour honorer la tombe de sa mère récemment décédée, Blanche retrouve des sensations oubliées, se connecte à son intuition et fait le choix de ne pas rentrer. Exil, discrétion, rupture avec ses enfants, elle accepte tous les sacrifices que lui impose la situation et construit sa nouvelle vie en accord avec ce qu’elle est.

Alors qu’éclate la Première Guerre Mondiale, l’Empire ottoman réprime avec brutalité les velléités d’indépendance arabes. Blanche, au cœur de la tourmente, assiste au déchirement de son univers. En France, son fils est sur le front. Oriane, sa fille, ne sait pas que sa mère est en vie. C’est un sujet tabou. Elle traverse donc le conflit seule, avec pour tout soutien sa grand-mère qui lui cherche un mari. A Lyon ou à Palmyre, mère et fille, à leur manière, s’affranchissent de leur époque pour suivre leur instinct farouche de liberté. Se retrouveront-elles ou resteront-elles à jamais séparées dans des destins parallèles ?

Autant le dire d’emblée, les presque cinq cents pages de « La nuit du premier jour » de Theresa Révay vous happent de la première à la dernière ligne. Cavalcade ébouriffante, l’intrigue vous transporte des traboules aux ruelles chaleureuses de Damas, de la place Bellecour aux portes du désert. L’auteur excelle dans l’art de transcrire les ambiances. Elle embarque le lecteur dans l’humidité et le brouillard lyonnais pour l’immerger ensuite dans les effluves chauds et épicés de l’Orient. On devine le galop des chevaux dans la grande et lumineuse Syrie. On entend le va et vient des navettes sur les métiers à tisser, contrastant avec le silence étouffé des vies corsetées derrière les lourdes tentures des appartements bourgeois. A son habitude, Theresa Révay brosse le portrait de femmes libres et d’hommes d’honneur. Au récit des grandes passions, elle mêle une analyse géopolitique ciselée, limpide pour le lecteur. Sa plume délicate permet donc de mieux comprendre les enjeux de l’Histoire du début du XXème siècle. Elle place, dans la bouche d’hommes éclairés de cette époque, des paroles douloureusement actuelles et résolument modernes : « Nous sommes surtout attachés comme nos prédécesseurs à faire revivre la littérature arabe et à combattre l’ignorance. […] Seule la connaissance peut lutter contre le fanatisme et faire émerger un idéal commun ». Pont entre passé et présent, promesse d’avenir, hymne à la liberté, ce livre, prônant la parole et l’honnêteté pour briser les secrets, est un superbe chemin vers la résilience.

 

La nuit du premier jour. Theresa Révay. Albin Michel. 22,90€

lundi 12 octobre 2020

La mémoire des vignes


Septembre 2015. Meursault. Kate, américaine, est sommelière à San Francisco. D’origine française, elle revient pour les vendanges dans le domaine familial, repris par son cousin, Nico. Ce retour à ses racines fait surgir des souvenirs consciencieusement enfouis de sa vie d’étudiante. En effet, c’est en Bourgogne que vit également Jean-Luc, son premier amour perdu. Et Kate s’était juré de s’épargner une visite dans les parages. Mais elle se prépare pour le Master of Wine, le plus prestigieux des concours d’œnologie, et elle a un talon d’Achille. Ce sont, paradoxalement, les vins français. A la faveur de la fermeture du grand restaurant dans lequel elle travaillait, elle a donc décidé d’un voyage de plusieurs mois sur le vieux continent pour perfectionner ses connaissances.

Il reste quelques jours avant que le raisin soit mûr. L’épouse de Nico demande à Kate de l’aider à débarrasser une cave encombrée des reliques des générations précédentes. Là, au milieu d’un amas de cartons et de vieux meubles hors d’usage, Kate trouve une valise aux initiales mystérieuses. A l’intérieur, des vêtements à la mode des années 1940. Elle découvre l’existence d’une étonnante jeune fille, bizarrement disparue de la généalogie familiale. Elle se met en tête de faire la lumière sur cette affaire et est entraînée malgré elle dans les heures sombres de l’Histoire, entre 1939 et 1945.

Evidemment, un roman dont l’intrigue se situe au cœur de notre terroir avait toutes les raisons de susciter ma curiosité. D’autant plus qu’il a été écrit par une Américaine, journaliste et écrivain . Sur la couverture, un petit coup de pouce de Tatiana de Rosnay. « L’incroyable livre d’Ann Mah saura vous émerveiller » donne le ton… Si quelques descriptions sont approximatives et que certains lieux dont il est question dans l’ouvrage sont totalement fictifs, on se repère néanmoins ; le cadre est familier et on est tout de suite à l’aise avec le décor. On plonge rapidement dans les méandres de l’Histoire et tous les fantasmes qu’elle a soulevés : les caves murées pour préserver les meilleurs crus de la gourmandise allemande, les oscillations parfois inévitables de la population entre collaboration et résistance, passivité ou action. On pénètre au cœur d’une problématique bien plus complexe que cette dichotomie longtemps évoquée dans les œuvres littéraires et cinématographiques au sujet de la Seconde Guerre Mondiale. Le passé fait écho au présent et interroge Kate sur ses choix, ses blocages et ses aspirations profondes. Chaque page lue éveille le désir insatiable de passer à la suivante et il est fort probable qu’une fois dans cette lecture, vous ne puissiez pas vous arrêter avant d’avoir tourné la dernière page, tant « La mémoire des vignes » est un récit captivant... Nul doute qu’après cela, vous ayez envie d’en découvrir plus sur l’histoire de Beaune et de ses alentours pendant cette période.

La mémoire des vignes. Ann Mah. Pocket. 7,95€.

lundi 5 octobre 2020

Courage au coeur et sac au dos

 

Prendre soin de ses aînés



 

« L’actualité déverse régulièrement des images dérangeantes ou choquantes de personnes âgées, livrées à elles-mêmes, dans des mouroirs dont on tente de camoufler la réalité derrière des acronymes rassurants. Les médias, les pouvoirs publics, nos élites, les philosophes, nos concitoyens, s’interrogent régulièrement. Quel est le devenir d’une société incapable de prendre soin de ses aînés ? »

Ainsi commence « Courage au cœur et sac au dos ». Cette expression, Nathalie Levy l’a entendue un nombre incalculable de fois de la bouche de sa grand-mère, un leitmotiv agissant comme une bouffée d’optimisme. Au début des années soixante, Rosine, jeune veuve, quitte l’Algérie. En France, elle se consacre à ses deux filles, puis, plus tard, à ses petits-enfants. Des liens familiaux profonds se tissent entre les trois générations. Nathalie et sa grand-mère cultivent leur complicité, en week-end, en vacances mais aussi au quotidien, au fil de confidences, sur les trajets d’école. Le temps a passé et les rôles ont fini par s’inverser. Ce sont désormais ses filles et sa petite-fille qui prennent soin de Rosine. Tous les matins, Nathalie va passer quelques heures avec sa grand-mère. Sa tante, puis sa mère, prennent le relai pour le reste de la journée. Cette organisation permet le maintien à domicile de la vieille dame, dépendante.

Journaliste, Nathalie Levy raconte ici sa drôle de vie. Pendant dix ans, elle est entrée tous les soirs chez de nombreux français via BFMTV et, la saison passée, les ondes d’Europe 1. Dans ce livre, elle ouvre la porte sur l’envers de son décor. Un grand écart quotidien entre la lumière des plateaux et la douche prise à la hâte le matin chez sa Mamie. Elle raconte le parcours de Rosine et la façon dont elle l’accompagne, avec les autres femmes de sa famille. Elle célèbre l’incroyable complicité qui la lie à sa grand-mère avec des mots plein de tendresse. Elle évoque aussi le stress des rendez-vous médicaux, l’angoisse du téléphone qui sonne dans le vide, les émissions à préparer avec Mamie qui s’inquiète à côté, les tensions que crée parfois la logistique familiale, la culpabilité de négliger son mari et sa fille. Elle s’adresse d’ailleurs à cette dernière d’une façon touchante, lui souhaitant de trouver sa place entre loyauté familiale et liberté.

Son quotidien d’aidant-elle préfère dire « aimante »-, Nathalie Levy le partage avec plus de huit millions de français. Nul doute que beaucoup se retrouveront dans cette histoire attachante. Ce récit est aussi l’occasion de s’interroger sur la société actuelle et la façon dont sont accueillies les personnes âgées dans les structures dédiées. Comment sont-elles prises en charge ? Dans quelles conditions le personnel  travaille-t-il ? Ces conditions permettent-elles à tous d’être dans la bienveillance ? Comment, quand on a des parents ou grands-parents très âgés et dans la dépendance, concilier vie professionnelle et solidarité familiale ? A l’heure où la crise sanitaire a mis un peu plus en lumière la situation délicate de nombreux anciens, Nathalie Levy interpelle sans juger et remet l’essentiel au centre du débat, à savoir, ce qui constitue notre humanité.

 

Courage au cœur et sac au dos. Nathalie Levy. Editions du Rocher. 17.90€