mardi 25 octobre 2022

Chef

 

Prenez quelques grands chefs de cuisine. Plongez-les dans un faitout avec de beaux morceaux de la gastronomie française. Ajoutez-y un soupçon de fiction et une bonne dose de souvenirs. Mélangez avec un bouillon d’egos blessés et de basses manœuvres. Laissez mijoter. Complétez avec un filet de passion, assaisonnez, servez.

 
Tout commence dans un petit village du Gers. Après la seconde guerre mondiale Yvonne a transformé sa ferme en restaurant. Son petit-fils, Paul Renoir, tombe dans la marmite dès son plus jeune âge et devient cuisinier à son tour.
Aujourd’hui, son établissement, Les Promesses, affiche complet des mois à l’avance avec ses trois étoiles. A l’occasion du tournage d’un documentaire, le Chef se penche sur son passé. Personne n’entend cette petite phrase, prononcée en chassant un insecte avant l’interview : « Elles sont comme nous, les abeilles… capables de se tuer à la tâche, juste parce que c’est leur nature ». Quand, un peu plus tard, on découvre son corps sans vie et le fusil de chasse avec lequel il s’est donné la mort, c’est la stupeur. Mais the show must go on l’emporte. Il faut faire tourner l’affaire. L’épouse russe, Natalia, Christophe, le second et le reste de la brigade se trouvent confrontés à la gestion de l’héritage. Les détracteurs sortent du bois et attendent au tournant. L’ombre du Guide, juge implacable distributeur d’étoiles, plane. Le fils mal aimé et mal aimant met son grain de sel. Sans son principal pilier, l’empire bâti par Paul Renoir est-il assez solide pour résister ?
Tout le long du roman, la mémoire de Paul, vivante, fait écho à un présent dans lequel l’absence du chef est d’autant plus assourdissante. La chaleur du petit établissement d’Yvonne s’oppose à la rudesse de la succession, la cuisine familiale à l’univers inoxydé du laboratoire. A travers toutes les étapes de l’ascension d’Yvonne, puis celle de son petit-fils, on discerne une histoire de la gastronomie française contemporaine, et ce d’autant plus que les grands noms (La Mère Brazier, Troisgros, Bocuse…) gravitent autour des personnages de fiction. Au fil des pages, se dessine une intrigue digne d’un thriller. Gautier Battistella tire habilement les fils du passé pour les entremêler à l’instant. Derrière l’exigence du métier de cuisinier, il dresse les portraits d’hommes et de femmes passionnés, cabossés aussi. Il en affine petit à petit les contours sans jamais négliger de nous faire voyager à travers les saveurs. Avec un sens de la formule imparable, il étrille la mesquinerie tout autant qu’il vante les éclairs d’humanité. Le lecteur ne voit pas venir les coups, amortis toutefois par le récit d’une main tendue, l’amour de la belle ouvrage et la solidarité en filigrane. « L’esprit de sérieux a assassiné la gourmandise » se plaint Paul Renoir. Le drame se joue autour de ce constat désabusé. L’auteur, lui, n’oublie pas, et c’est là que réside tout son art, d’écrire une ode à la bonne chère.


Chef. Gautier Battistella. Éditions Grasset. 22 €.

lundi 10 octobre 2022

 S’embarquer dans Roman fleuve, c’est – comment dire ? – une aventure inénarrable ! Je sais, certains écrivains sont allergiques aux adjectifs, l’auteur de l’ouvrage sus nommé me pardonnera s’il fait partie de ceux-là (il préfère probablement les adverbes). Je ne trouve pourtant pas d’autre mot qu’inénarrable pour qualifier la lecture de cette épopée fluviale. Je vais en plus me contredire puisque pour nourrir ma chronique, il va bien falloir, au futur proche, vous raconter mon expérience. Bref, ce papier commence mal. Enfin, ça commence surtout par trois amis. On ne sait pas s’ils sont vraiment amis, le doute est permis avec Waquet mais si, à peine cent mots après le début de cette pathétique tentative de résumé, je vous propose, comme Philibert Humm le fait à plusieurs reprises dans son récit, des ventilations narratives, vous n’allez plus vous y retrouver. Trois amis donc, le capitaine (qui peinera à conserver son statut tout au long du périple) et deux autres acolytes, Waquet, dit le major et Samuel Adrian, écopier fidèle surnommé ultérieurement Bobby, décident de descendre (ou remonter ?) la Seine depuis Paris jusqu’à son embouchure. Ça vous semble un peu confus ? C’est pourtant assez limpide (contrairement aux eaux du fleuve, remplies de E.coli). Le livre raconte l’odyssée invraisemblable de ces aventuriers en herbe. Enfin, en herbe n’est pas forcément le terme approprié puisqu’ils passent la majeure partie de leur temps sur l’eau. Ils ont un canoé, des pagaies, un mât de fortune, des bouteilles de vin, l’inconscience de la jeunesse et vogue la galère. Je ne vois pas comment, finalement, après ce galimatias, je pourrais mieux coller à la définition d’inénarrable.
N’ayant aucune inspiration pour une quelconque transition, j’enchaîne directement. L’automne charrie son lot de nuages bas, journées grises, spleen en gros et au détail. La morosité aurait tendance à s’insinuer partout, à faire couler la barque de votre bonne humeur, ce frêle esquif. Vous constaterez que pour me prémunir de toute réclamation en ayant fait à tort le postulat du mauvais temps, si le journal devait sortir par une belle journée ensoleillée, j’ai basculé sur du conditionnel. Si vous avez le moral dans les chaussettes donc, j’ai la solution. Écopez avec Roman Fleuve. Vous pouvez le lire aussi si vous ne déprimez pas, c’est vivement recommandé. Les héros – car ce sont des héros – ressemblent aux copains du Petit Nicolas trop vite grandis. Ils sont sans filtre, rudement attachants et ne reculent devant aucune loufoquerie, y compris quand il s’agit de picoler avec Sylvain Tesson et son père (a-t-on idée ?). Deux cent soixante-dix pages (approximativement) de drôlerie, de légèreté, de dérision, d’absurde, mais aussi d’érudition, de maîtrise. Boris Vian et l’Oulipo ruissellent gentiment, Victor Hugo s’invite à l’heure où les poissons vont boire, Verne, les Hussards et j’en passe, ne sont pas loin. Chutes littéraires et autres irrigations culturelles jalonnent les pages, souvent dans un contre-courant tourbillonnant d’humour. Et le lecteur se gondole aussi sûrement que les méandres de la Seine sur la carte de France. Naviguer sur ce Roman fleuve aura été, au futur antérieur, plus que plaisant. Je ne peux que vous conseiller de vous jeter à l’eau avec !


Roman fleuve.
Philibert Humm. Editions des Equateurs. 19€