vendredi 8 décembre 2023

L'art fascinant du tonneau

 


 

J'ai promis de mettre en ligne ce dossier, rédigé à l'occasion de la vente des Vins des Hospices de Beaune... Évidemment, j'ai pris du retard. Le voilà néanmoins dans une forme quasi similaire à celle dans laquelle il apparaît sur l'EchosdCom. J'y ai ajouté des photos pour plus de clarté. Bonne lecture !

 



Que ce soit dans les caves, dans les chansons à boire, en décoration ou en pièces mises aux enchères, le tonneau est omniprésent dans la viticulture. On a tendance à se focaliser sur le flacon et l’étiquette d’un vin que l’on s’apprête à déguster mais sans le fût dans lequel il a été élevé, ce breuvage serait bien différent. D’où vient le tonneau, avec quoi et comment le fabrique-t-on ? Pour tout savoir ou presque, suivez le guide !

 

A l’origine

La date de naissance du tonneau est imprécise. On trouve des traces de son ancêtre à l’époque de Jules César. Les jarres en pierre des romains, très contraignantes pour l’homme, ont poussé ce dernier à être créatif. Les Gaulois maîtrisent la technique de la clé de voûte et les celtes celle du travail du fer du bois et du feu. C’est en croisant ces deux cultures que le tonneau a progressivement remplacé l’amphore.



 

Le chêne français

Louis XIV, à la fin de la Fronde, ne dispose plus que de deux ou trois vaisseaux capables de naviguer en haute-mer. A cause d’un déficit national en ressource forestière (il fallait 4000 chênes centenaires pour  construire un bateau de guerre), le Royaume, contraint d’importer du bois, se voit fragilisé. Sous l’impulsion de Colbert, la filière est réorganisée, de la culture du chêne au chantier naval. Les pratiques sont sévèrement règlementées pour sortir la France de la dépendance. La sylviculture s’est développée avec des plantations de chênes s'étendant en hauteur.

 

La spécificité du bois

On a découvert que plus l’arbre pousse lentement en largeur plus les tannins diffusés pour le vin sont fins. Les chênes français sont uniques au niveau mondial, pour la même raison que le vin : les climats. Ils vont diffuser des tannins différents et uniques. Dans les années quatre-vingt, l'utilisation de l’inox se généralise. Mais les résultats médiocres de l’élevage en cuve, malgré l’ajout, entre autres, de copeaux de bois, poussent la tonnellerie en crise à faire des recherches. On découvre alors le phénomène naturel de la micro oxygénation.  Le tonneau est 100% étanche tout en étant poreux à l’oxygène. L’air est filtré par le bois qui va équilibrer les tannins, les assouplir et consolider la couleur dans les années de garde. Cet apport de molécules aromatiques du bois mélangé à l’oxygène filtré va stabiliser le vin et l’enrichir au lieu de l’oxyder.

 

Avant le tonneau

En tonnellerie on utilise des chênes qui ont entre 130 et 150 ans. La technique réside dans la fente du bois. Il faut faire des quartiers à partir du cœur du tronc pour obtenir la douelle. Les veines du bois, dans ce sens, forment des couches successives et vont garantir l’étanchéité et la flexibilité. Par souci d’optimisation, on découpe des douelles de différentes tailles qu’on empile à l’air libre pendant deux ans au cours desquels le taux d’humidité va se réguler et les microchampignons qui donneront ses arômes au vin se développer. 
 
 Le fond de tonneau représente ici le tronc

 

Fabriquer un tonneau

Les étapes sont nombreuses et même si aujourd’hui une partie du travail est numérisée, un jeune qui passe son CAP doit procéder à toutes les phases. Il dispose de seize heures pour fabriquer le tonneau. L’homme, par expérience, a fixé l’épaisseur idéale du tonneau, 27 millimètres,  afin de respecter un ratio poids, résistance au choc, conditions de conservation, équilibré. Le travail des douelles prend quatre heures à la main, deux minutes avec la machine. Le tonnelier utilise le même calibre que ses ancêtres et ajuste le rayon avec un compas, la tête du tonneau devant être proportionnée par rapport au centre, appelé bouge. L’artisan utilise le banc à planer et les outils idoines pour faire le dolage, l’arrondi extérieur, et le creusage, l’arrondi intérieur. Pour les joints il utilise une colombe, un rabot sur lequel il passe le flanc du bois pour obtenir la bonne inclinaison, toujours en s’aidant du calibre. 


 


 



 

Clé de voûte

Le tonnelier vérifie l’absence de défaut et établit le tonneau sur une table de mesure. Peu importe s’il y a 28 ou 32 douelles. Il panache les douelles, petites, moyennes ou larges de façon à avoir un périmètre de 2 mètres 34 au centre du tonneau. Le tonnelier remplace une douelle par une autre jusqu’à obtenir la mesure exacte. Suit l’assemblage. Grâce à une cale en bois en butée contre le rivet, l’artisan dispose toutes les douelles à l’intérieur d’un cercle. Chaque douelle, par la pression de la main, va appuyer sur la cale. Se monte une forme géométrique, concept de la clé de voûte, en cône. La dernière douelle, glissée par l’extérieur une fois la cale retirée, tient tout. 

 Le dressage

                                                           

Le rivet et la cale en bois


La dernière douelle 


On peut enlever le cerclage, ça tient tout seul !

 

 Edouvage 


 

Chauffe

Après dressage et édouvage, le tonneau est emporté à la chauffe naturelle et traditionnelle au feu de chêne. Les résidus de coupe vont servir de combustible. Placés dans des chaufferettes positionnées au centre du futur tonneau, ils vont former un lit de braises, libérant une forte chaleur (en moyenne 240 degrés). Pendant ¾ d’heure, le bois va monter en température grâce au rayonnement. Des câbles reliés à un treuil sont passés ensuite dans le bas du tonneau. Pendant 20 à 25 minutes, toujours sur le feu, c’est l’étape du cintrage. Le bois de la tête, assoupli, vient prendre sa position définitive. Vient ensuite la cuisson, déterminante pour le panel aromatique. La chauffe légère (une heure) libèrera des arômes de champignon et clou de girofle. La chauffe moyenne (une heure et demie), des arômes de vanille. La chauffe forte (deux heures), pain d’épice, pain grillé, arôme caféiné. Le tonneau sort de la salle de chauffe. Sa température est encore élevée pour l’étape du rognage, la préparation des têtes pour recevoir les fonds. Si la machine le fait désormais en cinq minutes, il faut  une heure et demie à la main pour abattre le chanfrein, diminuer la tête de quelques millimètres, égaliser la surface avec le rabot, faire la rainure avec le jabloir. 

 


 


Toucher le fond

Les fonds du tonneau sont eux aussi toujours fabriqués en bois fendu. En revanche, contrairement au reste du tonneau, ils ne sont jamais chauffés. Ils sont assemblés par des gougeons en bois ou métalliques ou par rainurage. Un joint d’étanchéité naturelle s'est  créé entre les douelles écrasées à chaud. Là, entre chaque pièce de fond, il va falloir mettre un joint. On va trouver ce dernier au bord des rivières et des fossés, c’est du jonc ! On le laisse sécher six mois la tête en bas avant de l’utiliser. La feuille de jonc, neutre au niveau du goût va garantir l’étanchéité pendant 50 ans. Pour un fond adapté au tonneau, on trouve le rayon par une méthode ancestrale, l’écartement du compas, doit être six fois l’ouverture pour arriver au point de départ. On vérifie le rayon pour un fond adapté au tonneau puis on scie pour donner sa forme ronde au panneau.


 


Étanchéité encore

 Ensuite, direction le banc à planer pour façonner deux tailles de chaque côté et laisser 5mm pour rentrer dans la rainure qu’on a créée la veille sur la face interne de la tête du tonneau. Pour mettre en place le fond, il faut créer l’étanchéité entre le fond et la rainure. Pour ça, l’artisan met encore une œuvre une recette ancestrale. Il prend de la cendre de bois tamisée et la mélanger à de la farine et de l’eau. La pâte homogène ainsi formée est badigeonnée dans la rainure appelée le jable. Là encore, on a un joint d’étanchéité, neutre en goût, qui va rester flexible avec l’humidité de la cave pendant cinquante ans.


 

On ferme

Une douelle large a été sélectionnée pour recevoir le trou de remplissage et le trou de bonde. Pour cette étape, il faut se munir d’un tapefond et d’une tirette. La méthode est partout la même. On met le tapefond à l’intérieur du tonneau, on desserre un coté du tonneau en jouant avec le marteau, on rentre le fond dans le tonneau, on l’incline, on l’emboite en alignant la pièce maitresse du fond avec la douelle de bonde. On relève avec la tirette. On frappe de l’intérieur pour emboiter le fond à sa place, on récupère la tirette on bloque les cercles, le tonneau est fermé.


 

Finitions

On met un demi-litre dans le tonneau pour tester l’étanchéité. Si une fuite est détectée, la feuille de jonc est utilisée pour colmater. Après cette opération, la coque du tonneau est poncée, les cercles de production sont récupérés. Il est temps de mettre l’habillage commandé par le client, poncer le fond et la tête. Le tonnelier grave son tampon, l’origine du bois (Allier, Vosges, Nièvre, Limousin), le millésime de production (2023) et la chauffe (légère, moyenne, forte). Le vigneron étant amené à poncer cet endroit s’il le tâche, on remet ces graduations à la lettre à frapper sur le chanfrein. C’est la carte d’identité du tonneau, cet endroit ne peut pas subir de modification.

 

Un subtil dosage

La palette aromatique est présente pendant quatre ans. Tous les ans, le tonneau va perdre 50% de sa palette aromatique. Au bout de 4 ans il devient neutre au niveau du goût mais est encore un excellent récipient de stockage grâce à la micro oxygénation qui perdure pendant encore 5 ou 6 ans. Dans certaines régions viticoles comme l’Alsace, les arômes de bois neuf ne se marient pas avec la typicité des vins. Les tonneaux sont achetés d’occasion pour bénéficier uniquement du phénomène de micro-oxygénation qui va arrondir les vins sans les dégrader. Il n’y a plus de tonnellerie en Alsace. On dénombre trente tonnelleries en Bourgogne et quarante dans le bordelais,  la typicité des grands vins acceptant l’apport du bois neuf. 

 

La cuisine du vigneron

Le travail du tonnelier est de garantir la matière première, la sélection des chênes avec la palette aromatique, puis de marier cette sélection au coup de patte à la chauffe, propre à chaque tonnelier, régulière au fil des années. Un partenariat à long terme se crée entre le tonnelier et le vigneron. On déguste, on vérifie que la stratégie de mariage des bois et le coup de patte à la chauffe conviennent pour le millésime concerné. Chaque année, tout est noté pour ajuster pour la suivante. Ensuite, le vigneron invente sa propre alchimie, fait des assemblages de fût neuf, de un an, de trois an. En panachant dans la même cuvée des bois neufs et anciens, le viticulteur met sa patte personnelle, il intègre les données du tonneau à sa recette. Le tonneau doit être considéré comme un outil de vinification par excellence pendant les quelques premières années. Il va apporter un plus au vin, l’équilibrer le charpenter.

 

Vie et mort d’un tonneau

La durée de vie d’un tonneau pour les vins de Bourgogne peut aller jusqu’à dix ou douze ans. Passé ce délai, il peut prendre plusieurs directions comme par exemple le Portugal. On va y stocker du Porto pendant cinq ou six ans. Là, le Porto va brunir l’intérieur du tonneau et rentrer en profondeur. Une fois le porto élevé, le tonneau est revendu d’occasion en Écosse. Là, les tonnelleries écossaises  vont ouvrir et carboniser intérieur du tonneau et fonds avec des chalumeaux. Parfois il faut trois tonneaux pour en faire deux en état. Une fois les fonds replacés, le whisky est mis à vieillir dedans. Pendant la distillerie du whisky, il se crée des molécules aromatiques de caoutchouc et de soufre qu’on ne veut pas retrouver en fin d’élevage. Pendant les 12, 20, 25 années d’élevage du whisky, le tonneau n’est plus un outil de vinification mais un filtre à charbon actif. Le charbon créé dans la coque va aspirer et garder les molécules de caoutchouc et de soufre. Et quand on mettra le whisky en bouteille on n’aura plus ces arômes désagréables. Au bout de cinquante ans, le tonneau, tant de fois manipulé,  arrive à la fin de sa vie.

 

C’est la fin du voyage. Merci à Frédéric Gillet (L’Art du Tonneau) pour la passion qu’il partage sans compter et la pédagogie dont il fait preuve lors de ses ateliers,  pratiques, ludiques et si instructifs.

 

 


 




jeudi 7 décembre 2023

Veiller sur elle


Mimo, fils d’italiens émigrés en France à l’aube du XXe siècle, est renvoyé en Italie par sa mère après que son père, sculpteur, a été tué au début de la Première Guerre Mondiale. Orphelin et pauvre, Il francese, comme on l’appellera bientôt, atterrit chez un obscur oncle pour faire son apprentissage. Ivrogne, paresseux et violent, l’homme en question entraîne son “élève” en Ligurie, à Pietra d’Alba, où il a acquis un atelier. Viola Orsini, elle, est l’héritière d’une famille prestigieuse. Il se dit qu’elle est un peu folle. Certains la taxent de sorcellerie, d’autres affirment qu’un jour, agressée par des chasseurs, elle s’est transformée en ourse. La demoiselle, cloîtrée dans la grande maison à l’abri des regards des habitants du village, sait que son destin de fille est tout tracé. Mais peut-on empêcher Viola Orsini de voler de ses propres ailes ? De son côté et à la faveur des cuites de son oncle, Mimo a sculpté quelques blocs ; il a de l’or entre les doigts mais, trop asservi, n’ose pas exploiter son talent. Une nuit, le jeune homme et deux de ses compagnons se rendent au cimetière, histoire d’éprouver leur peur. Mimo n’en sort pas indemne. De tout cela, un homme au seuil de la mort se souvient. Il vit reclus dans un monastère depuis des années. Autour de lui, des frères s’agitent. L’un d’entre eux se penche, fasciné, sur l’histoire d’une mystérieuse pietà que le Vatican a décidé de cacher aux yeux du public. 

Dès l’annonce de sa sortie, et parce que j’aime l’écriture poétique de Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle était sur la liste de mes envies. J’ai repoussé longtemps le moment de le lire. J’attendais une période calme, rien à l’agenda. Certains romans, quand on les ouvre, ont besoin qu’on leur laisse de la place pour étaler leur décor, déployer l’envergure des personnages. Ainsi en est-il de l’Italie de la première moitié du XXe siècle et de Mimo et Viola. Leur histoire suspend le temps. Le plaisir éprouvé à la lecture s’apparente à une sorte d’état de grâce. D’une plume ô combien talentueuse, l’auteur maîtrise les contours de ses héros et sonde admirablement leurs âmes. Les paysages, l’église perchée sur les hauteurs de Pietra d’Alba, les ombres du cimetière, un champ d’orangers accablé de chaleur et même le chapiteau miteux d’un cirque florentin ou le confinement d’une cellule monacale, tout concourt à la beauté. La construction du roman est un vrai travail d’orfèvre. Rien n’est laissé au hasard, un détail devient, deux cents pages plus loin, un élément clé. Comme dans la sculpture qu’il célèbre, Jean-Baptiste Andrea épannelle les situations, burine les drames, lime les sentiments, polit les émotions. D’une idée originale, bloc sans fêlure, il a tiré une œuvre romanesque éblouissante. On ne peut rester de marbre après cette lecture qui à la fois nous enracine et nous fait grandir. Un petit bijou de littérature à offrir, à s’offrir…


Veiller sur elle. Jean-Baptiste Andrea. Editions de l’Iconoclaste. 22,50 €.

mardi 21 novembre 2023

Western


Alexis Zagner est un comédien “bankable”. Au firmament de sa carrière, il s’apprête à jouer le rôle de Dom Juan au théâtre. Un rôle de composition pour ce séducteur impénitent qui ne compte pas ses conquêtes ? Mais l’ombre du commandeur ne rôde pas que sur scène. Aurore, mère célibataire, enchaîne les rencontres sans lendemain, entretient presque machinalement des relations sexuelles avec son supérieur hiérarchique. Tout cela finit par ne plus faire sens du tout. Elle se sent à l’ouest. Et c’est finalement dans cette direction qu’elle prend ses clics et ses clacs, son fils Cosmo sous le bras. Hop. Elle s’installe au milieu de nulle part, une maison plantée sur un causse, laissée en héritage par sa mère qui vient de mourir. Alexis Zagner, grisé par la hauteur et peut-être vaguement conscient de sa chute prochaine, prend lui aussi la tangente, cap à l’ouest. Aurore s’adapte à une nouvelle vie en télétravail où rien ne change pour les autres mais grâce à laquelle elle se retrouve peu à peu. La disparition d’Alexis Zagner, à l’inverse, provoque une vague médiatique. Le comédien en fuite débarque dans la maison isolée où Aurore s’est réfugiée. Western.


Éblouie, écœurée, embourbée, emportée, épuisée, heurtée, découragée, exaltée… Un flot contradictoire d’émotions se sont succédé au fil de ma lecture, que j’ai failli plusieurs fois abandonner, tout en étant incapable de la lâcher. J’ai longuement hésité à chroniquer ce roman, ayant l’habitude de partager les œuvres qui m’ont totalement conquise mais, l’autrice venant à Beaune prochainement, j’ai jugé intéressant d’évoquer un ouvrage pour lequel je ne suis pas parvenue à trancher. J’ai aimé et j’ai détesté, étonnamment, il y a un peu des deux. 294 pages de mots charriés en un flux qui s’affranchit des règles de syntaxe et de ponctuation. La première personne du singulier vole subitement la parole au narrateur omniscient. Des dialogues s’invitent sans l’ombre d’un tiret, sans la respiration des guillemets. Des adjectifs sont incongrument séparés des noms qu’ils qualifient. C’est un puzzle régulièrement pesant, obligeant une relecture pour tenter de comprendre le propos. Suivent des passages d’une limpidité absolue. L’écriture, est-elle ici intrinsèquement allégorique ? Le style à lui seul est-il un personnage du roman, aux côtés d’Aurore et Alexis ? Parfois paumés comme on peut l’être dans un monde en mutation, parfois en état de grâce ? Il est question de sexualité, de relation amoureuse et plus généralement des rapports humains, du pouvoir, de l’emprise, de la famille, de la quête de l’essentiel, du vide, de la communication, bref, d’une époque. Maria Pourchet badine avec l’amour, tour à tour arrondit et tord mots et sentiments. Maintenant, à vous de vous faire une opinion (ou pas) !


Western. Maria Pourchet. Editions Stock. 20,90 €.

mardi 7 novembre 2023

Leçons de chimie

 


Années soixante. Elizabeth Zott est une brillante chimiste. Elle a trouvé du travail dans un institut de recherches mais, dans le monde masculin des scientifiques, elle échoue à imposer sa crédibilité, subissant en permanence le poids du patriarcat qui veut que la place d’une femme soit à la cuisine. Peinant à obtenir du matériel pour ses expériences, elle parvient un jour à récupérer par la ruse des béchers dans le labo de Calvin Evans, un jeune chimiste réputé mais introverti. La rencontre de ces deux personnages atypiques est détonante. Contre toute attente, l’alchimie opère grâce à une parole sincère et une intelligence hors normes. Au travail, l’influence de Calvin permet enfin à Elizabeth de déployer son talent. A la ville, Elizabeth emménage chez Calvin et excelle en cuisine : la cuisine, c’est de la chimie. Elle s’initie à l’aviron, le sport de prédilection de Calvin. Ils forment un couple harmonieux, même si, anticonformiste, Elizabeth refuse le mariage et ne souhaite pas devenir mère. Le
couple adopte un chien clairvoyant, Six-Trente. Le jour où la laisse devient obligatoire, Calvin accepte de la passer autour du cou de Six-Trente. Un terrible drame plus tard, Elizabeth, reléguée aux tâches subalternes de l’institut, refuse les compromis et le vol de ses recherches. C’est alors qu’on lui propose
de présenter une émission culinaire. Elle accepte mais décide de faire entrer la chimie chez la femme au foyer, ce qui n’est pas du goût de tout le monde.
Encore un livre féministe, diront certains. Ce serait un peu réducteur, tant cette fresque des années 60 et d’une société corsetée autour d’un patriarcat tout puissant est drôle et inventive. Sous la plume de Bonnie Garmus, le personnage d’Elizabeth, anachronique, nous permet de réaliser combien le statut de la femme pouvait être figé dans un rôle de potiche assigné par l’homme. Sois belle et tais-toi, hier un leitmotiv, aujourd’hui, aimerait-on, un cliché éculé. Dans Leçons de chimie, on suit les péripéties de l’héroïne en s’insurgeant comme elle, en bouillonnant de colère devant les injustices auxquelles elle est confrontée. On a envie de s’inspirer de son audace, qui relève du bon sens, pour enfin être et faire sans s’inquiéter des normes dans lesquelles l’autre ou la société veulent nous enfermer. C’est divertissant et caustique. S’il y a quelques caricatures d’hommes (hélas, sont-ce des caricatures ?) d’autres protagonistes masculins viennent contrebalancer cette peinture acerbe par leur gentillesse, leur souci d’équité, leur spontanéité, leur questionnement du monde. Les femmes, quant à elles, tâtonnent autour
d’Elizabeth dans leurs paradoxes, leur désir d’émancipation et la nécessité de prendre confiance dans leurs capacités. En parallèle de ce personnage central bravant les codes, on est tenu en haleine par une enquête discrète mais intense, menée par Mad, une petite fille à très haut potentiel. A noter qu’une série télévisée a été tirée de ce roman. La première saison est en ligne sur une plateforme de streaming mais comme souvent, le livre est autrement plus palpitant. Il ne vous reste plus qu’à vous le procurer et le dévorer. Vous m’en direz des nouvelles.

 

Leçons de chimie. Bonnie Garmus. Editions Pocket. 9,50 €

vendredi 27 octobre 2023

Vous ne connaissez rien de moi


Chartres, le 16 août 1944. Simone, la pute du Boche, aura 23 ans dans quelques jours. Elle va peut-être mourir avant. La ville tremble, la victoire a changé de camp, l’épuration commence. Ils viennent la chercher, elle et ses parents. Un long et incertain parcours commence dans la ville. Simone se souvient. Un milieu modeste où on vivote sur le commerce d’une mère hargneuse et les petits boulots d’un père effacé. Une institution religieuse pour lui donner sa chance, à elle, la cadette. Une scolarité marquée par les moqueries des camarades de condition sociale plus élevée. Une rancœur la suivant pas à pas, petite poche de bile qui enfle dans sa poitrine. Simone sait que son salut passe par les études, elle est douée, elle s’accroche. Dans son nouvel établissement, elle rencontre Colette, une fille pas comme les autres, avec laquelle elle sympathise. Elle a enfin une amie mais comprend vite que certains sujets créent un malaise. Germanophile, elle cherche la reconnaissance auprès de madame Saraud, son professeur, avec laquelle elle prend des cours particuliers. Elle croise aussi le chemin de Pierre, le fils de cette dernière. Les ambitions et les désirs de Simone se heurtent à de dures réalités qui la poussent sur le chemin de la vengeance. La guerre éclate. Elle propose ses services de traductrice à l’occupant.
Le point de départ du roman est une photo de Robert Capa : une femme tondue, portant son enfant, entourée de badauds et de policiers, marche dans les rues de Chartres. Cette femme s’appelle Simone et c’est le seul point commun avec le personnage imaginé par Julie Héraclès. L’époque troublée de la seconde guerre mondiale est le décor idéal pour développer l’histoire d’une fille dont les ressentiments annihilent toute conscience politique ou morale. Adolescente idéaliste et revancharde, elle accumule les mauvais choix, par ignorance ou par opportunisme. Elle rêve de grimper l’échelle sociale et pour cela, tous les coups sont permis. Au fil des pages, des soupçons d’humanité éclosent pourtant en elle comme des bulles rassurantes pour le lecteur. D’un côté, elle accomplit des actions machinales dont les conséquences dramatiques semblent l’indifférer et, d’un autre, confrontée à des situations concrètes, elle s’insurge et tente de réparer les injustices. Tout au long du roman, la dichotomie entre les idéaux défendus par Simone et sa réalité est troublante. La fougue de sa jeunesse l’entraîne dans une histoire d’amour, grande mais contrariée. L’auteur jongle avec les sentiments, brouille les pistes. Les méchants ne sont jamais complètements méchants, les gentils cachent leur jeu, sans compter ceux qui retournent leur veste. Il n’y a pas l’ombre d’un jugement, seulement le récit d’un parcours cabossé. Un premier roman captivant, qui décrypte magnifiquement les contradictions de l’âme humaine et dissout toute vision manichéenne.


Vous ne connaissez rien de moi. Julie Héraclès. Editions JC Lattès. 20,90 €

jeudi 19 octobre 2023

Humus

 


Arthur et Kevin, futurs ingénieurs agronomes, se rencontrent lors d’une conférence sur la science des vers de terre. Leur désir de changer le monde en une planète plus verte réunit ces jeunes hommes issus de milieux sociaux opposés. A la fin de leurs études, Kevin se lance dans une startup de vermicompostage tandis qu’Arthur s’exile sur les terres familiales en Normandie, avec l’objectif de régénérer les sols épuisés par des décennies de pesticides. Chacun se heurte à une réalité qui devient vite intenable. Prévenus, ni l’un ni l’autre ne veulent voir les signaux d’alarme qui clignotent de toute part. Iront-ils dans le mur ?
En s’accrochant sans se décourager à ces histoires de vers de terre, on est vite aspiré par les tribulations de nos deux anti-héros. Ils sont décidés à éviter la catastrophe écologique annoncée d’une terre tellement appauvrie qu’elle ne pourra bientôt plus nourrir la population pullulante de notre planète. A travers leurs parcours, on touche à tous les excès de notre société. Certains passages apocalyptiques donnent des sueurs froides, même si l’auteur sème des notes d’espoir. Un récit dense et haletant, une intrigue rebondissante, un pointage des paradoxes de la bienpensance en usant de ses codes, un petit relent de “Ravages” de Barjavel, dont on retrouve ici, dans certaines descriptions du futur, une vision nette.


Humus. Gasparg Koenig. Editions de L’Observatoire. 22 €.

jeudi 12 octobre 2023

L'épaisseur d'un cheveu


 On le sait dès la fin du premier paragraphe, Étienne va tuer sa femme. Pour le moment il a bien du mal à supporter le dédain affiché du serveur du café où il travaille sur son “projet”. Un projet qui lui permettra de se distinguer de la masse et lui vaudra l’admiration de sa femme, Vive. Tous deux mènent une vie parisienne, de concerts en vernissages. Mais, derrière la façade du couple parfait, de petits accrochages en micro-événements, le doute s’immisce, la tension monte en lui, contre la terre entière et contre Vive qui prend des libertés avec leurs habitudes bien réglées. De là à commettre l’irréparable ?
A la faveur d’un quotidien anodin autant qu’oppressant, la frustration destructrice d’Étienne trace son chemin vers la tragédie. Claire Berest décrit avec précision la violence rentrée et les ressorts obsessionnels du narcissique. De scènes de vie en apparence banales, l’auteure fait transpirer le besoin de contrôle d’Étienne et suinter la volonté d’émancipation de Vive. Tout est subtil, ni coups ni cris, pourtant, l’étau se resserre, histoire de la grenouille qu’on ébouillante à petit feu. On décèle dans ce roman les mécanismes d’une emprise à laquelle il est difficile d’échapper. Un ouvrage pertinent qui donne des clés de L’épaisseur d’un cheveu, mais essentielles pour comprendre.


L’épaisseur d’un cheveu. Claire Berest. Éditions Albin Michel. 19 €.

mardi 26 septembre 2023

Une odeur de sainteté

 


 Jeanne Doucet est un nez reconnu dans sa profession. Elle reçoit un jour une demande très particulière. Elle doit sentir le cœur d’une femme, Emérence, qui a vécu à la fin du XIXe siècle, pour laquelle un processus de béatification est en cours. Accompagnée d’un médecin et d’un diacre, Jeanne se rend à la faculté de médecine où la relique est conservée. Sa mission ? Humer l’organe et faire un bref rapport de ce qu’elle a perçu. Le choc est visuel, olfactif, émotionnel. Lorsqu’elle ressort, Jeanne n’est plus la même. Chamboulée, elle parvient difficilement à mettre des mots sur ses sensations, soudaines et inhabituelles. Elle ne peut résister au besoin d’en apprendre plus sur cette inconnue, presque sainte. Qui est Emérence ? Quels secrets, quelles souffrances recèle son cœur ? Le trouble de Jeanne est à son paroxysme. Un esprit étranger pénètre ses rêves, l’étourdit de visions. Entrée en résonance avec la propriétaire de ce muscle éteint, Jeanne palpite d’une curiosité impérieuse. Elle quitte son travail et part sur les traces de cette femme dont elle ignore tout et qui pourtant l’obsède. Cette quête insensée lui permettra-t-elle de percer le mystère de celle dont elle a respiré le cœur ? 

 

La dernière page d’Une odeur de sainteté tournée, la perplexité s’empare de moi. Bousculé, on l’est à la lecture de ce roman qui exhale d’incroyables fragrances. L’olfaction est le plus puissant de nos sens et Franck Maubert semble prendre un malin plaisir à transcrire dans le détail l’empreinte de chaque odeur. L’air métallique d’un bureau, les remugles d’un textile, le plastique neuf d’un tableau de bord, la poussière et l’humidité d’une bâtisse à l’abandon, l’encre heurtée d’un cahier de souvenirs, des ruines, pierres usées émergeant d’un fouillis de végétation. Chaque parfum, du plus discret au plus capiteux, réveille une mémoire, suscite un émoi. L’auteur joue de tout cela et entraîne son héroïne dans un tourbillon sensoriel. En quête de vérité ? A la recherche d’elle-même ? L’ellipse laisse la porte ouverte à toutes les suppositions au terme d’une balade quasi mystique aux frontières du réel. Une odeur de sainteté nous emmène bien au delà d’une histoire, nous engloutit dans les mots, précis, ciselés, associés avec une grande originalité. Nous voilà confrontés à nos propres impressions, poussés à explorer des recoins insoupçonnés de nos âmes ; on se perd à flairer nos doutes et notre trouble, pour enfin inhaler, parfois au bord de l’asphyxie, un parfum salvateur de paix et d’intelligence.


Une odeur de sainteté. Franck Maubert. Éditions Mercure de France. 14,80 €.

mardi 12 septembre 2023

L'étoile brisée

 La rentrée nous ensevelit sous une avalanche de livres. Les premières listes des futurs prix littéraires affluent, certaines récompenses sont déjà distribuées, des rencontres avec les écrivains se profilent. Tout
ça, alors que la chaleur, inhabituelle, invite à la langueur. Me voilà face à la page blanche, quelques heures avant le bouclage. Blocage. Tous les ans, début septembre, j’éprouve cette sorte d’étourdissement devant l’offre pléthorique.


 


L’étoile brisée est sorti dans la collection Folio en janvier dernier. Si les 818 pages qui composent cet ouvrage peuvent sembler rédhibitoires, on est très vite happé par la force du récit. Tout commence au nord de l’Espagne, sur la côte cantabrique, en 1472. Les Juifs, jusque-là tolérés, subissent l’opprobre. Pour les protéger d’un massacre, le père Cocia ordonne à ses deux fils de quitter la ville, d’abandonner leur religion, de changer de nom, de se séparer aussi vite que possible et de ne jamais regarder en arrière. Avant le grand départ, la mère cache dans la doublure des vêtements un triangle en cuivre, une moitié du sceau de Salomon pour chacun, et demande à ses enfants de ne pas oublier. Où le destin va-t-il conduire ces jeunes frères ? Vingt ans plus tard, en Italie, Amerigo Vespucci, célibataire, ne veut pas s’encombrer de la petite bâtarde que sa servante a mise au monde au prix de sa vie. Il confie le bébé à son frère puis part commercer en Espagne.

 Cette incroyable épopée se déroule à la croisée de plusieurs mondes et à l’aube des grandes révolutions de la Renaissance. Les péripéties des personnages sont mêlées aux grands événements historiques. Ils nous entraînent en Allemagne aux prémices de la Réforme protestante, dans l’entourage de Martin Luther, sur les traces d’Amerigo Vespucci qui a donné son nom au nouveau continent, dans les arcanes du pouvoir à la cour de France, chez les peuples “sauvages” du nouveau monde. L’écriture romanesque embarque le lecteur dans cette fresque historique captivante, où l’on voyage de l’Espagne à Londres, de l’Italie aux Amériques en passant par la Loire de François Ier. L’auteure, en interrogeant les mœurs de cette époque à cheval sur le XVe et XVIe siècle
nous fait réfléchir avec ses personnages aux grand enjeux de la religion, de la politique et du commerce, très intriqués. Il est question aussi de la place de chacun dans la société, du secret, de l’identité. Le désir, la famille, l’amour et l’amitié, thèmes disséqués dans tout roman, montrent une fois encore leur intemporalité. Ce n’est pas un livre que l’on dévore en quelques heures – mais ça vaut le coup – alors on savoure le moment. On révise, on apprend, on accompagne ces anonymes bouleversants et ces figures historiques que la plume talentueuse de Nadeije Laneyrie-Dagen imagine et ressuscite pour notre plus grand plaisir.


L’étoile brisée. Nadeije Laneyrie-Dagen. Folio. 9,70 €