mardi 19 mars 2024

Rendez-vous à la porte dorée


On le pressentait en tournant les pages de L’homme que je ne devais pas aimer. Agathe Ruga, du moins son personnage de fiction, courait à la catastrophe. C’était brutal et impétueux, au-delà des limites. Les limites ? Agathe ne sait pas ce que c’est. Elle se permet tout. Avec elle, tout pulse plus fort. On retrouve avec plaisir sa plume décomplexée dans Rendez-vous à la Porte dorée. Anne a vrillé après sa troisième grossesse. Éprouvée par son quotidien de jeune mère, victime d’une dépression post-partum qui ne dit jamais son nom, elle se sent mourir à petit feu. Elle étouffe et elle veut bien tout sauf ça. Alors elle envoie balader le couple qu’elle forme avec Joachim pour vivre une passion avec un autre homme. Elle le savait que l’herbe n’était pas plus verte ailleurs. Elle le savait qu’elle avait mis l’énergie de son désespoir dans cette aventure aux lendemains incertains. Le nouveau compagnon l’entraîne dans la déraison. Le temps de la désillusion arrivé, Anne s’extirpe et, devant les décombres de son bonheur, réalise son erreur. Elle a éconduit l’homme de sa vie. Son accablement est incommensurable. Elle voudrait réparer mais l’ex-mari ne l’entend plus de cette oreille. Il l’évite, ne laisse la porte ouverte à aucun dialogue. Anne est déterminée, même quand ses filles lui apprennent que leur papa a une copine. Pour reprendre le cours d’une partition qui n’aurait jamais dû s’interrompre, elle est prête à tous les stratagèmes, y compris partir sur les traces du couple éponyme formé par les parents de la Vierge Marie.

 Lire Agathe Ruga c’est sortir de la commune mesure. Accepter l’écorché vif. A travers les émotions qu’elle livre sans filtre et qui ont nécessairement un écho chez le lecteur, on a l’impression de se déshabiller avec elle sur la place publique. Plaisir de la transgression mêlé à la crainte qu’elle engendre. L’avantage avec l’écriture, c’est l’absence de conséquence. Agathe décortique le jusqu’au-boutisme dont l’humain est capable dans les sentiments. Elle va loin, souvent au-delà de ce qu’on s’autorise à imaginer. Dans ce que l’on serait prêt à faire pour reconquérir un ex. Dans ce à quoi on se soumet, prétendument par amour, pour des raisons souvent inexplicables au yeux des autres. Elle déballe tout. Les tâches de sang sur le matelas, les rafales de SMS, le Mur des Lamentations. Elle ose aller plus loin, quitte à perdre son personnage dans l’excès des sentiments. Excès. Ce mot existe-il pour Agathe Ruga ? Probablement pas. Jamais elle ne cède à la tiédeur. Elle donne du sens à la fureur de vivre, elle met des paillettes dans notre lecture. On tourne la dernière page le cœur battant, palpitations intenses. On a vingt post-it, pour revenir plus tard sur des formules percutantes : « Je te trouve plus beau et plus méchant qu’avant, ce qui n’arrange rien. J’avais décidé de ne plus t’aimer et, trois ans plus tard, je constate que le plan a échoué. » Agathe Ruga y va cash de bout en bout avec un sujet original. On en veut encore !


Rendez-vous à la Porte dorée. Agathe Ruga. Editions Flammarion. 20 €.

mardi 5 mars 2024

Blanches

 

2012. Aimée aime Arnaud mais Arnaud est enlisé dans ses addictions. Un jour, il s’évapore. Un an après sa disparition, Aimée n’arrive toujours pas à tourner la page. Étudiante en médecine, elle a brillamment réussi son internat et personne ne comprend vraiment la raison pour laquelle elle choisit pour son premier stage les urgences de Villedeuil, situées en banlieue,alors que son classement lui aurait permis d’obtenir une place intéressante dans un établissement parisien. En poste, elle fait la connaissance de Laëtitia, l’infirmière d’accueil. Cette dernière a grandi près de la cité. Kamel, son petit ami fraîchement diplômé, l’accompagne matin et soir en attendant de trouver un travail. Tous deux voient d’un mauvais œil Flora, la concierge de leur immeuble, qui semble épier leurs moindres gestes. Aimée et Laëtitia sympathisent et s’arrêtent de temps en temps au café de Manuel, îlot non médical perdu au milieu des bâtiments. Là, Aimée croise le regard de Fabrice, médecin au SAMU. Ce dernier, marié et futur père de famille, est attiré par la nouvelle interne. Jean-Claude, quant à lui, a fait toute sa carrière de chirurgien à Villedeuil. Il s’est donné entièrement à son métier et se retrouve seul après le départ de sa femme et son fils. Ensemble, tous ces protagonistes font tourner le service, dans le fragile équilibre d’un système hospitalier en souffrance. Jusqu’à l’incident. 

Blanches, écrit Claire Vesin. Blanches comme les blouses du personnel soignant. Blanches comme les oies que sont les novices, jeunes infirmières ou internes, jetés sans filet dans un système de santé dont on sait qu’il périclite depuis le jour où le mot rentabilité s’est invité à l’hôpital. Blanches comme la pureté, blanchies comme le seraient les accusées à la fin d’un procès où les jurés prononceraient l’acquittement. L’autrice, en plus de faire un état des lieux sans état d’âme d’un service d’hôpital de banlieue, pénètre l’intimité de chacun de ses personnages et raconte leur quotidien, capte un espoir fugitif, des fractures mal ressoudées. Le ton est aussi juste quand il s’agit de scruter l’angoisse de Kamel errant dans sa cité perdue que lorsqu’on se trouve dans le salon bourgeois des parents d’Aimée. Pas de clichés cependant, la primo-romancière maîtrise son sujet sur le bout des doigts et, par des touches subtiles, décrit les ambitions, les craintes, les rêves déchirés par la réalité. Ici un verre d’alcool étouffe les angoisses. Là c’est une barre de chocolat. Ailleurs, on s’acharne dans le sport, on laisse poindre une lueur de désir. Le silence, nœud des intrigues romanesques, pèse sur chaque page. On imagine les carrelages froids, la mousse de la bière sur les lèvres, les détresses humaines. Les tragédies se nouent sans bruit, des abcès crèvent et des non-dits asphyxient. A la fin, qui renonce, qui s’émancipe ? Pas si simple. Claire Vesin porte un regard profond sur la médecine hospitalière, l’humain et la société, un regard sans jugement qui suscite la réflexion. Bravo.


Blanches. Claire Vesin. La manufacture des livres. 18,90 €.