mardi 14 mai 2019

Camille, François, Yvonne et les autres...

Une merveilleuse photo de couverture donne instantanément envie d'ouvrir « Camille et François », le dernier roman de Gérard Pussey. L'histoire commence au sortir de la deuxième guerre mondiale. Pendant le conflit, Daisy et Yvonne se sont liées d'amitié dans un abri. La première s'occupe des enfants de Norbert, un marchand d'armes, veuf. La seconde a renoncé à ses ambitions d'écrivain pour élever son fils, orphelin d'un résistant. Tous finissent par vivre sous le même toit. Camille, la fille de Norbert, et François, le fils d'Yvonne, grandissent côte à côte, comme frère et sœur, inséparables. Leur entrée dans l'âge adulte fait naître d'autres sentiments. François, beau, blond, solide, est attaché à la terre, à ses racines. Il sculpte. Camille, brune, brillante, tourmentée, fuyante, se noie dans l'agitation de la Grosse Pomme. Elle jongle avec les chiffres de la Bourse. Entre eux, les choses évidentes ne sont pas si simples. Pourront-ils vivre cet amour ?
Autour d'eux, le monde bouge. De la guerre d'Algérie à l'élection de François Mitterrand en passant par la Loi Simone Veil et mai 68, la grande histoire se mêle à la petite. Daisy a un chagrin d'amour, Yvonne est enfin inspirée pour écrire, Norbert a des velléités politiques que de vieux démons, découverts par ses concurrents, viennent contrarier. À la campagne, où tous se retrouvent souvent, loin de l'agitation parisienne, les grands-parents semblent immortels. Le maire du village, médecin et communiste, fait des siennes.
« Camille et François », magnifique fresque familiale se déroulant sur plus d'un demi-siècle, est un roman comme on n'en fait plus. En le lisant, j'ai retrouvé le parfum des livres de ma jeunesse. Les atmosphères sont admirablement rendues. Le vocabulaire, les tournures de phrases, tout a un charme délicieusement suranné. On reconnaît
, dans l'écriture de Gérard Pussey, l'élégance des écrivains de la première moitié du XXème siècle. Délectable. Le récit, organisé en courts chapitres, offre une lecture facile et rythmée. L'auteur a ménagé de nombreux rebondissements. Que les amateurs ne soient donc pas rebutés par les 456 pages que compte ce roman. Entre Paris, New York et le Bourbonnais, on accompagne les héros dans leur cheminement, leur évolution, leur ambivalence. On assiste à des scènes drôles et tendres. Les figures secondaires sont particulièrement travaillées et attachantes, notamment le chauffeur Idriss, Muguette, la fille de la campagne amoureuse de François, ou encore Étienne Ravaillac, étonnant directeur d'école. Les dernières pages sont les plus difficiles à lire. En effet, à l'approche du dénouement, il faut s'y résoudre : on va devoir quitter ces gens dont on a pénétré la vie, avec lesquels on a tremblé, ri et pleuré. La dernière page tournée, on se rend finalement compte qu'ils ne sont pas partis, qu'ils restent là et s'accrochent à notre souvenir. C'est, je crois, toute la différence entre un livre et la Littérature.

Camille et François. Gérard Pussey. Éditions du Rocher. 21,90€.

jeudi 2 mai 2019

Un bonheur sans pitié



Marina et Malek sont en couple. Elle voudrait un enfant. Lui pas. Il est écrivain. Elle dirige un complexe de cinéma. Elle le quitte, sans heurt. Sa sœur, Isabelle, a un mari parfait, une vie parfaite. Marina est le vilain petit canard. Sa mère va encore la fustiger. Elle est seule, très seule, et elle a peur. Pourquoi ne rencontrerait-elle pas le grand amour ? Dans les périodes de flottement de la vie, on a tendance à se tourner vers le passé. Facebook est l'outil rêvé. Marina replonge dans le souvenir de ses années de lycée, retrouve des camarades. Si, avec la plupart, le dialogue s'arrête à quelques nouvelles échangées, il semble qu'avec Torsten, les choses aillent plus loin. Marina résiste. Quelque chose la retient. Elle ne distingue pas bien quoi. Elle ne veut pas aller trop vite. Se laisse finalement submerger par l'enthousiasme de Torsten. S'abandonne. Doute. Plonge. Dans un tourbillon éblouissant qui dure des mois. Un charme qui semble ne jamais vouloir se rompre. Torsten emménage chez elle mais oublie de payer le loyer. Marina éponge quand il perd au poker. En face d'elle, soudain, un mur : « méprisant, froid, égocentrique ». Pourtant, « Elle l'écoute parler et le trouve beau ». Faites vos jeux, rien ne va plus. Torsten se révèle imprévisible. Tout à coup, tout le dérange. Marina se demande ce qu'elle a bien pu faire de travers. Elle réfléchit à la façon de rétablir l'équilibre, la paix, l'amour. Cela ne va jamais. Elle est tout le temps à côté de la plaque. Elle fait des efforts pour redevenir la femme que Torsten a aimée. Elle n'écoute pas ce que lui dit sa sœur. Ce que son entourage lui souffle à demi-mot. Elle voit bien que quelque chose ne va pas, qu'elle n'est plus elle-même. Elle tente de décrocher. Replonge. Jusqu'au jour où...
« Un bonheur sans pitié » est le genre de roman qu'on lit d'une traite, sans se soucier des aiguilles du cadran qui nous emportent jusque tard dans la nuit. On se fait presque du mal à lire jusqu'au bout l'aveuglement et la descente aux enfers de Marina. Cette lecture n'est pourtant pas du masochisme. Non, c'est toucher la détresse bien réelle de tant de femmes (et quelques hommes) qui souffrent en silence, au-delà des apparences. Quand Marie-Paule a raconté son histoire à Eric Genetet, il a surtout été frappé par le fait qu'elle s'était retrouvée en garde à vue pour non présentation d'enfant. Les manipulateurs ont ceci en commun de réussir, souvent, à inverser les rôles. Renverser la vapeur, souffler le chaud et le froid sont deux de leurs armes favorites. Et la justice, elle, n'a aucune parade à opposer dans ce jeu pernicieux. Double peine. Alors Eric a écrit, ré-écrit, raconté d'une façon, d'une autre, une histoire qu'il pensait isolée, une expérience rare. Puis, en parlant de son travail, il a recueilli des dizaines de témoignages de femmes, pourtant cultivées, intelligentes, occupant une position sociale élevée, ayant eu un parcours similaire. Prises dans la spirale infernale d'un beau parleur égocentrique. Laissant, malgré elles, un vampire aspirer leur force de vie. L'auteur a su capter avec justesse tous les sentiments, tous les égarements, donnant également la parole à un Torsten enfermé dans ses failles et ses certitudes. Eric Genetet ne condamne personne, n'accable pas. Il transmet seulement une histoire dans laquelle vous pouvez vous reconnaître, reconnaître un proche et comprendre des mécanismes que l'écrivain a décodés et décrits avec justesse.

Eric Genetet. Un bonheur sans pitié. Éditions Héloïse d'Ormesson. 16€. Parution le 2 mai 2019.

mercredi 1 mai 2019

Amour propre




Giulia n'a as connu sa mère. Cette dernière s'est volatilisée peu après la naissance de sa fille, ne laissant comme trace d'elle qu'un livre de l'écrivain italien Curzio Malaparte. Giulia a grandi seule avec son père. Adulte, elle est devenue mère par accident ou par défi, par convention sans doute. Après son divorce, elle a élevé ses trois enfants seule. « Jour après jour je n'avais fait que repousser les limites pour « assurer », alors souvent, au bord de l'épuisement, je caressais ce fantasme d'être un homme, un papa transformé par le ressentiment du divorce en simple géniteur, et qui selon son bon vouloir et sa disponibilité, pouvait décider au dernier moment s'il prenait les enfants le vendredi soir, ou pas, sans que la mère n'ait aucun recours devant le JAF. »
Giulia a maintenant la cinquantaine. Flanquée de trois post-adolescents de la génération des jeunes qui ne supportent pas l'effort, elle s'interroge sur sa place de femme, sur ce rôle de mère qu'il est politiquement incorrect de ne pas trouver épanouissant. Elle rêve d'émancipation, de la liberté qu'offrira le départ de ses enfants. Mais le jour où ils renoncent à entrer à l'université pour profiter d'un année sabbatique, Giulia « pète un câble ».
Et décide de faire enfin ce voyage en Italie, sur les traces de Malaparte, pour écrire un livre. Seule à Capri, dans la villa Malaparte, elle épluche l’œuvre de cet écrivain complexe tout en cherchant les réponses à ses propres questions.
D'où vient-elle ? Aura-t-elle ici un éclairage sur sa mère ? Et elle, quelle mère est-elle? Peut-elle s'affranchir de la culpabilité ? Celle de songer à la liberté qui aurait été sienne si elle n'avait pas eu d'enfants ?

J'ai aimé intensément ce moment de lecture. Ce face à face avec soi-même dans lequel Sylvie Le Bihan, avec son héroïne, entraîne le lecteur. La nature sauvage, le vent et les embruns omniprésents, de Belle-île au Cap Massullo. L'auteur écrit noir sur blanc ce que beaucoup de femmes pensent tout bas, voire n'osent pas s'avouer. Elle analyse magnifiquement les conséquences de cette injonction faite aux femmes dans la société de ne se réaliser pleinement qu'en étant mères. De la mère bâillonnée, empêtrée et écartelée, naît une femme. Une femme qui explore l’œuvre de Malaparte dans cet endroit si particulier rendu célèbre par Brigitte Bardot dans « Le Mépris » de Godard. Bâtisse atypique posée au bord de la falaise, la Villa Malaparte a tout pour fasciner, à commencer par la personnalité de son premier propriétaire. Sylvie Le Bihan fait plonger le lecteur dans l'Europe de la première moitié du XXème siècle, dans les errements des intellectuels en quête d'une idéologie politique après le désastre de la Grande Guerre et la révolution russe. Elle met en lumière la solitude, la différence, le droit de changer d'avis, la quête de vérité et l'absolutisme d'un écrivain à part. On a forcément envie de lire ensuite « La peau » ou « Journal d'un étranger à Paris ». Quant à « Amour propre », pour revenir à lui, c'est un roman plein de belles surprises, intelligent, sensible et puissant.

Sylvie Le Bihan. Amour propre. JC Lattès. 18.90€