mardi 24 janvier 2023


 Un petit village de la côte chalonnaise, pas très loin de Givry. Les vignes, le clocher, une décharge dans laquelle Samuel joue en attendant la rentrée en CM2. Son copain Alex habite le nouveau lotissement bâti sur les terres devenues constructibles du père Berthelot. Walkman vissé sur les oreilles, les ados du village se retrouvent près de la cabine téléphonique. On est en 1988. Sandra, la sœur d’Alex, fume des menthols et peine à s’intégrer. Gildas, le fils cadet d’une famille à problème, a le chic pour créer des embrouilles aussi facilement qu’on fait craquer une allumette. D’ailleurs, sa présence à deux pas de la grange en feu du père Berthelot est suspecte. Samuel, en se dirigeant vers la source des flammes, est pétrifié en croisant le voyou. Dans sa tête, un tourbillon. Gildas est-il coupable ou innocent ? Doit-il parler ou se taire ? Doit-il partager son secret avec Delphine, la fille du propriétaire, dont il est amoureux ? Elle est inconsolable de la mort de ses biquettes dans l’incendie. Pendant ce temps, Denise Derain, veuve esseulée dont la mémoire s’effiloche, attend le garçon qui lui apporte son lait tous les samedis. Le père Berthelot rumine. Sa jeune
femme, Jeanine, s’inquiète de sa santé déclinante. Le père Roque célèbre les enterrements, dit des messes, veille sur ses ouailles, entre en tentation. Comuzzi, le peintre, communiste dans l’âme, veut commémorer à sa manière le bicentenaire à venir de la Révolution. Pour le budget, il n’y a qu’à rogner sur celui octroyé aux fêtes de la Saint-Jean. Après tout, quid de la séparation de l’Église et de l’État ? Didier, le fils dont l’artisan veut faire son allié, a d’autres préoccupations. Qui ou quoi va mettre le feu aux poudres ?
Curieux titre pour une chronique villageoise : Gazoline. J’en cherche la définition exacte dans le dictionnaire au début de ma lecture : “Liquide inflammable issu de la distillation du pétrole / combustible volatile”. Un choix finalement pertinent, tant, au fil des pages, les situations, même les plus anodines, deviennent électriques, les intrigues sulfureuses, les péripéties propices à l’embrasement. Il y a les inclinations balbutiantes des garçons et des filles qui quittent l’enfance, puis celles, incandescentes et mal maîtrisées, de l’adolescence. Si le désir des adultes est malmené par la routine et les conventions, on le retrouve, sous les cendres de la vieillesse, pas totalement étouffé. On ne se perd pas dans la multitude des personnages, Emmanuel Flesch a structuré habilement son récit, passant au scalpel les activités et les travers des habitants. Il condense sous sa plume chirurgicale les querelles, aigreurs et
malentendus mais aussi les promesses et les espoirs.Tout ça au rythme des cloches qui sonnent, allégorie à la fois du temps qui passe et du caractère immuable de la nature humaine. Un roman qu’on ne peut pas lâcher ! 

Gazoline. Emmanuel Flesch. Editions Calmann-Lévy. 22,50€.

mardi 10 janvier 2023

Le bureau d'éclaircissement des destins


Le saviez-vous ? L’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. Il a été créé par les alliés au cœur de l’Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale. Ses employés y accomplissent toutes sortes de missions et s’évertuent à retrouver les traces de personnes disparues, permettre à d’autres de découvrir ce qu’est devenu l’un des leurs. C’est un travail de fourmi. 
Là commence la fiction. Irène est française. Venue s’installer avec son mari allemand au début des années quatre-vingt-dix, elle a obtenu un poste à l’ITS grâce à sa maîtrise du français. Passionnée par son métier, elle s’y donne corps et âme sans toutefois comprendre ce qui la pousse à enquêter avec autant de persévérance pour réunir les familles disloquées. En 2016, son équipe se voit chargée de restituer des milliers d’objets regroupés au centre après la libération des camps. Commencent de minutieuses recherches. Des numéros, un nom, elle tire le fil du moindre indice pour essayer de reconstituer le parcours d’un objet et retrouver un frère, une petite-fille, un parent... Dans le même temps elle s’interroge. Après son divorce, elle a élevé seule son fils Hanno. Les drames qu’elle découvre génèrent un écho indéfinissable et bousculent son cœur de mère et de femme. Elle poursuit sa quête sans relâche à travers l’Europe. Que trouvera-t-elle au bout du chemin ?
 Le bureau d’éclaircissement des destins se présente comme un véritable puzzle. Dès le départ, on s’attelle avec Irène à en distinguer les contours. On pénètre à petits pas dans l’histoire de vies dévastées. L’intrigue se déroulant en Allemagne, on plonge dans un passé trouble et un traumatisme toujours vivant. Des gens savaient et se sont tu. D’autres participaient sans une once de remords. Gaëlle Nohant explore en profondeur les tiraillements d’une société et de l’âme humaine. Les choses s’avèrent bien plus complexes que la vision manichéenne véhiculée par les manuels scolaires. Au gré des investigations en sauts de puce d’Irène, on découvre la lettre d’une vieille dame, un mouchoir, la culpabilité, le désir de rédemption, l’envie de se dédouaner ou encore la lâcheté. Voilà pour un côté de la barrière. De l’autre, on approche des personnages que le destin a transformés en héros, on découvre l’horreur, l’indicible, mais aussi d’autres contrées, d’autres langues, la rébellion, une forme de résilience ou encore la difficile tâche d’être un survivant. La documentation est soignée. La plume, à la fois romanesque et instructive, explore avec brio les multiples facettes de la guerre. Comme d’habitude chez Gaëlle Nohant les personnages sont magnifiquement étudiés. Elle brosse les mémoires enfouies, les tragédies quotidiennes, du passé et du présent. Elle éveille chez le lecteur un sain questionnement. Entre deux romans, Gaëlle Nohant prend son temps. On comprend pourquoi. Le bureau d’éclaircissement des destins illuminera nécessairement votre pause lecture. Du grand art !
 
 
 Le bureau d’éclaircissement des destins. Gaëlle Nohant. Éditions Grasset. 23€.