vendredi 8 décembre 2023

L'art fascinant du tonneau

 


 

J'ai promis de mettre en ligne ce dossier, rédigé à l'occasion de la vente des Vins des Hospices de Beaune... Évidemment, j'ai pris du retard. Le voilà néanmoins dans une forme quasi similaire à celle dans laquelle il apparaît sur l'EchosdCom. J'y ai ajouté des photos pour plus de clarté. Bonne lecture !

 



Que ce soit dans les caves, dans les chansons à boire, en décoration ou en pièces mises aux enchères, le tonneau est omniprésent dans la viticulture. On a tendance à se focaliser sur le flacon et l’étiquette d’un vin que l’on s’apprête à déguster mais sans le fût dans lequel il a été élevé, ce breuvage serait bien différent. D’où vient le tonneau, avec quoi et comment le fabrique-t-on ? Pour tout savoir ou presque, suivez le guide !

 

A l’origine

La date de naissance du tonneau est imprécise. On trouve des traces de son ancêtre à l’époque de Jules César. Les jarres en pierre des romains, très contraignantes pour l’homme, ont poussé ce dernier à être créatif. Les Gaulois maîtrisent la technique de la clé de voûte et les celtes celle du travail du fer du bois et du feu. C’est en croisant ces deux cultures que le tonneau a progressivement remplacé l’amphore.



 

Le chêne français

Louis XIV, à la fin de la Fronde, ne dispose plus que de deux ou trois vaisseaux capables de naviguer en haute-mer. A cause d’un déficit national en ressource forestière (il fallait 4000 chênes centenaires pour  construire un bateau de guerre), le Royaume, contraint d’importer du bois, se voit fragilisé. Sous l’impulsion de Colbert, la filière est réorganisée, de la culture du chêne au chantier naval. Les pratiques sont sévèrement règlementées pour sortir la France de la dépendance. La sylviculture s’est développée avec des plantations de chênes s'étendant en hauteur.

 

La spécificité du bois

On a découvert que plus l’arbre pousse lentement en largeur plus les tannins diffusés pour le vin sont fins. Les chênes français sont uniques au niveau mondial, pour la même raison que le vin : les climats. Ils vont diffuser des tannins différents et uniques. Dans les années quatre-vingt, l'utilisation de l’inox se généralise. Mais les résultats médiocres de l’élevage en cuve, malgré l’ajout, entre autres, de copeaux de bois, poussent la tonnellerie en crise à faire des recherches. On découvre alors le phénomène naturel de la micro oxygénation.  Le tonneau est 100% étanche tout en étant poreux à l’oxygène. L’air est filtré par le bois qui va équilibrer les tannins, les assouplir et consolider la couleur dans les années de garde. Cet apport de molécules aromatiques du bois mélangé à l’oxygène filtré va stabiliser le vin et l’enrichir au lieu de l’oxyder.

 

Avant le tonneau

En tonnellerie on utilise des chênes qui ont entre 130 et 150 ans. La technique réside dans la fente du bois. Il faut faire des quartiers à partir du cœur du tronc pour obtenir la douelle. Les veines du bois, dans ce sens, forment des couches successives et vont garantir l’étanchéité et la flexibilité. Par souci d’optimisation, on découpe des douelles de différentes tailles qu’on empile à l’air libre pendant deux ans au cours desquels le taux d’humidité va se réguler et les microchampignons qui donneront ses arômes au vin se développer. 
 
 Le fond de tonneau représente ici le tronc

 

Fabriquer un tonneau

Les étapes sont nombreuses et même si aujourd’hui une partie du travail est numérisée, un jeune qui passe son CAP doit procéder à toutes les phases. Il dispose de seize heures pour fabriquer le tonneau. L’homme, par expérience, a fixé l’épaisseur idéale du tonneau, 27 millimètres,  afin de respecter un ratio poids, résistance au choc, conditions de conservation, équilibré. Le travail des douelles prend quatre heures à la main, deux minutes avec la machine. Le tonnelier utilise le même calibre que ses ancêtres et ajuste le rayon avec un compas, la tête du tonneau devant être proportionnée par rapport au centre, appelé bouge. L’artisan utilise le banc à planer et les outils idoines pour faire le dolage, l’arrondi extérieur, et le creusage, l’arrondi intérieur. Pour les joints il utilise une colombe, un rabot sur lequel il passe le flanc du bois pour obtenir la bonne inclinaison, toujours en s’aidant du calibre. 


 


 



 

Clé de voûte

Le tonnelier vérifie l’absence de défaut et établit le tonneau sur une table de mesure. Peu importe s’il y a 28 ou 32 douelles. Il panache les douelles, petites, moyennes ou larges de façon à avoir un périmètre de 2 mètres 34 au centre du tonneau. Le tonnelier remplace une douelle par une autre jusqu’à obtenir la mesure exacte. Suit l’assemblage. Grâce à une cale en bois en butée contre le rivet, l’artisan dispose toutes les douelles à l’intérieur d’un cercle. Chaque douelle, par la pression de la main, va appuyer sur la cale. Se monte une forme géométrique, concept de la clé de voûte, en cône. La dernière douelle, glissée par l’extérieur une fois la cale retirée, tient tout. 

 Le dressage

                                                           

Le rivet et la cale en bois


La dernière douelle 


On peut enlever le cerclage, ça tient tout seul !

 

 Edouvage 


 

Chauffe

Après dressage et édouvage, le tonneau est emporté à la chauffe naturelle et traditionnelle au feu de chêne. Les résidus de coupe vont servir de combustible. Placés dans des chaufferettes positionnées au centre du futur tonneau, ils vont former un lit de braises, libérant une forte chaleur (en moyenne 240 degrés). Pendant ¾ d’heure, le bois va monter en température grâce au rayonnement. Des câbles reliés à un treuil sont passés ensuite dans le bas du tonneau. Pendant 20 à 25 minutes, toujours sur le feu, c’est l’étape du cintrage. Le bois de la tête, assoupli, vient prendre sa position définitive. Vient ensuite la cuisson, déterminante pour le panel aromatique. La chauffe légère (une heure) libèrera des arômes de champignon et clou de girofle. La chauffe moyenne (une heure et demie), des arômes de vanille. La chauffe forte (deux heures), pain d’épice, pain grillé, arôme caféiné. Le tonneau sort de la salle de chauffe. Sa température est encore élevée pour l’étape du rognage, la préparation des têtes pour recevoir les fonds. Si la machine le fait désormais en cinq minutes, il faut  une heure et demie à la main pour abattre le chanfrein, diminuer la tête de quelques millimètres, égaliser la surface avec le rabot, faire la rainure avec le jabloir. 

 


 


Toucher le fond

Les fonds du tonneau sont eux aussi toujours fabriqués en bois fendu. En revanche, contrairement au reste du tonneau, ils ne sont jamais chauffés. Ils sont assemblés par des gougeons en bois ou métalliques ou par rainurage. Un joint d’étanchéité naturelle s'est  créé entre les douelles écrasées à chaud. Là, entre chaque pièce de fond, il va falloir mettre un joint. On va trouver ce dernier au bord des rivières et des fossés, c’est du jonc ! On le laisse sécher six mois la tête en bas avant de l’utiliser. La feuille de jonc, neutre au niveau du goût va garantir l’étanchéité pendant 50 ans. Pour un fond adapté au tonneau, on trouve le rayon par une méthode ancestrale, l’écartement du compas, doit être six fois l’ouverture pour arriver au point de départ. On vérifie le rayon pour un fond adapté au tonneau puis on scie pour donner sa forme ronde au panneau.


 


Étanchéité encore

 Ensuite, direction le banc à planer pour façonner deux tailles de chaque côté et laisser 5mm pour rentrer dans la rainure qu’on a créée la veille sur la face interne de la tête du tonneau. Pour mettre en place le fond, il faut créer l’étanchéité entre le fond et la rainure. Pour ça, l’artisan met encore une œuvre une recette ancestrale. Il prend de la cendre de bois tamisée et la mélanger à de la farine et de l’eau. La pâte homogène ainsi formée est badigeonnée dans la rainure appelée le jable. Là encore, on a un joint d’étanchéité, neutre en goût, qui va rester flexible avec l’humidité de la cave pendant cinquante ans.


 

On ferme

Une douelle large a été sélectionnée pour recevoir le trou de remplissage et le trou de bonde. Pour cette étape, il faut se munir d’un tapefond et d’une tirette. La méthode est partout la même. On met le tapefond à l’intérieur du tonneau, on desserre un coté du tonneau en jouant avec le marteau, on rentre le fond dans le tonneau, on l’incline, on l’emboite en alignant la pièce maitresse du fond avec la douelle de bonde. On relève avec la tirette. On frappe de l’intérieur pour emboiter le fond à sa place, on récupère la tirette on bloque les cercles, le tonneau est fermé.


 

Finitions

On met un demi-litre dans le tonneau pour tester l’étanchéité. Si une fuite est détectée, la feuille de jonc est utilisée pour colmater. Après cette opération, la coque du tonneau est poncée, les cercles de production sont récupérés. Il est temps de mettre l’habillage commandé par le client, poncer le fond et la tête. Le tonnelier grave son tampon, l’origine du bois (Allier, Vosges, Nièvre, Limousin), le millésime de production (2023) et la chauffe (légère, moyenne, forte). Le vigneron étant amené à poncer cet endroit s’il le tâche, on remet ces graduations à la lettre à frapper sur le chanfrein. C’est la carte d’identité du tonneau, cet endroit ne peut pas subir de modification.

 

Un subtil dosage

La palette aromatique est présente pendant quatre ans. Tous les ans, le tonneau va perdre 50% de sa palette aromatique. Au bout de 4 ans il devient neutre au niveau du goût mais est encore un excellent récipient de stockage grâce à la micro oxygénation qui perdure pendant encore 5 ou 6 ans. Dans certaines régions viticoles comme l’Alsace, les arômes de bois neuf ne se marient pas avec la typicité des vins. Les tonneaux sont achetés d’occasion pour bénéficier uniquement du phénomène de micro-oxygénation qui va arrondir les vins sans les dégrader. Il n’y a plus de tonnellerie en Alsace. On dénombre trente tonnelleries en Bourgogne et quarante dans le bordelais,  la typicité des grands vins acceptant l’apport du bois neuf. 

 

La cuisine du vigneron

Le travail du tonnelier est de garantir la matière première, la sélection des chênes avec la palette aromatique, puis de marier cette sélection au coup de patte à la chauffe, propre à chaque tonnelier, régulière au fil des années. Un partenariat à long terme se crée entre le tonnelier et le vigneron. On déguste, on vérifie que la stratégie de mariage des bois et le coup de patte à la chauffe conviennent pour le millésime concerné. Chaque année, tout est noté pour ajuster pour la suivante. Ensuite, le vigneron invente sa propre alchimie, fait des assemblages de fût neuf, de un an, de trois an. En panachant dans la même cuvée des bois neufs et anciens, le viticulteur met sa patte personnelle, il intègre les données du tonneau à sa recette. Le tonneau doit être considéré comme un outil de vinification par excellence pendant les quelques premières années. Il va apporter un plus au vin, l’équilibrer le charpenter.

 

Vie et mort d’un tonneau

La durée de vie d’un tonneau pour les vins de Bourgogne peut aller jusqu’à dix ou douze ans. Passé ce délai, il peut prendre plusieurs directions comme par exemple le Portugal. On va y stocker du Porto pendant cinq ou six ans. Là, le Porto va brunir l’intérieur du tonneau et rentrer en profondeur. Une fois le porto élevé, le tonneau est revendu d’occasion en Écosse. Là, les tonnelleries écossaises  vont ouvrir et carboniser intérieur du tonneau et fonds avec des chalumeaux. Parfois il faut trois tonneaux pour en faire deux en état. Une fois les fonds replacés, le whisky est mis à vieillir dedans. Pendant la distillerie du whisky, il se crée des molécules aromatiques de caoutchouc et de soufre qu’on ne veut pas retrouver en fin d’élevage. Pendant les 12, 20, 25 années d’élevage du whisky, le tonneau n’est plus un outil de vinification mais un filtre à charbon actif. Le charbon créé dans la coque va aspirer et garder les molécules de caoutchouc et de soufre. Et quand on mettra le whisky en bouteille on n’aura plus ces arômes désagréables. Au bout de cinquante ans, le tonneau, tant de fois manipulé,  arrive à la fin de sa vie.

 

C’est la fin du voyage. Merci à Frédéric Gillet (L’Art du Tonneau) pour la passion qu’il partage sans compter et la pédagogie dont il fait preuve lors de ses ateliers,  pratiques, ludiques et si instructifs.

 

 


 




jeudi 7 décembre 2023

Veiller sur elle


Mimo, fils d’italiens émigrés en France à l’aube du XXe siècle, est renvoyé en Italie par sa mère après que son père, sculpteur, a été tué au début de la Première Guerre Mondiale. Orphelin et pauvre, Il francese, comme on l’appellera bientôt, atterrit chez un obscur oncle pour faire son apprentissage. Ivrogne, paresseux et violent, l’homme en question entraîne son “élève” en Ligurie, à Pietra d’Alba, où il a acquis un atelier. Viola Orsini, elle, est l’héritière d’une famille prestigieuse. Il se dit qu’elle est un peu folle. Certains la taxent de sorcellerie, d’autres affirment qu’un jour, agressée par des chasseurs, elle s’est transformée en ourse. La demoiselle, cloîtrée dans la grande maison à l’abri des regards des habitants du village, sait que son destin de fille est tout tracé. Mais peut-on empêcher Viola Orsini de voler de ses propres ailes ? De son côté et à la faveur des cuites de son oncle, Mimo a sculpté quelques blocs ; il a de l’or entre les doigts mais, trop asservi, n’ose pas exploiter son talent. Une nuit, le jeune homme et deux de ses compagnons se rendent au cimetière, histoire d’éprouver leur peur. Mimo n’en sort pas indemne. De tout cela, un homme au seuil de la mort se souvient. Il vit reclus dans un monastère depuis des années. Autour de lui, des frères s’agitent. L’un d’entre eux se penche, fasciné, sur l’histoire d’une mystérieuse pietà que le Vatican a décidé de cacher aux yeux du public. 

Dès l’annonce de sa sortie, et parce que j’aime l’écriture poétique de Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle était sur la liste de mes envies. J’ai repoussé longtemps le moment de le lire. J’attendais une période calme, rien à l’agenda. Certains romans, quand on les ouvre, ont besoin qu’on leur laisse de la place pour étaler leur décor, déployer l’envergure des personnages. Ainsi en est-il de l’Italie de la première moitié du XXe siècle et de Mimo et Viola. Leur histoire suspend le temps. Le plaisir éprouvé à la lecture s’apparente à une sorte d’état de grâce. D’une plume ô combien talentueuse, l’auteur maîtrise les contours de ses héros et sonde admirablement leurs âmes. Les paysages, l’église perchée sur les hauteurs de Pietra d’Alba, les ombres du cimetière, un champ d’orangers accablé de chaleur et même le chapiteau miteux d’un cirque florentin ou le confinement d’une cellule monacale, tout concourt à la beauté. La construction du roman est un vrai travail d’orfèvre. Rien n’est laissé au hasard, un détail devient, deux cents pages plus loin, un élément clé. Comme dans la sculpture qu’il célèbre, Jean-Baptiste Andrea épannelle les situations, burine les drames, lime les sentiments, polit les émotions. D’une idée originale, bloc sans fêlure, il a tiré une œuvre romanesque éblouissante. On ne peut rester de marbre après cette lecture qui à la fois nous enracine et nous fait grandir. Un petit bijou de littérature à offrir, à s’offrir…


Veiller sur elle. Jean-Baptiste Andrea. Editions de l’Iconoclaste. 22,50 €.