vendredi 27 octobre 2023

Vous ne connaissez rien de moi


Chartres, le 16 août 1944. Simone, la pute du Boche, aura 23 ans dans quelques jours. Elle va peut-être mourir avant. La ville tremble, la victoire a changé de camp, l’épuration commence. Ils viennent la chercher, elle et ses parents. Un long et incertain parcours commence dans la ville. Simone se souvient. Un milieu modeste où on vivote sur le commerce d’une mère hargneuse et les petits boulots d’un père effacé. Une institution religieuse pour lui donner sa chance, à elle, la cadette. Une scolarité marquée par les moqueries des camarades de condition sociale plus élevée. Une rancœur la suivant pas à pas, petite poche de bile qui enfle dans sa poitrine. Simone sait que son salut passe par les études, elle est douée, elle s’accroche. Dans son nouvel établissement, elle rencontre Colette, une fille pas comme les autres, avec laquelle elle sympathise. Elle a enfin une amie mais comprend vite que certains sujets créent un malaise. Germanophile, elle cherche la reconnaissance auprès de madame Saraud, son professeur, avec laquelle elle prend des cours particuliers. Elle croise aussi le chemin de Pierre, le fils de cette dernière. Les ambitions et les désirs de Simone se heurtent à de dures réalités qui la poussent sur le chemin de la vengeance. La guerre éclate. Elle propose ses services de traductrice à l’occupant.
Le point de départ du roman est une photo de Robert Capa : une femme tondue, portant son enfant, entourée de badauds et de policiers, marche dans les rues de Chartres. Cette femme s’appelle Simone et c’est le seul point commun avec le personnage imaginé par Julie Héraclès. L’époque troublée de la seconde guerre mondiale est le décor idéal pour développer l’histoire d’une fille dont les ressentiments annihilent toute conscience politique ou morale. Adolescente idéaliste et revancharde, elle accumule les mauvais choix, par ignorance ou par opportunisme. Elle rêve de grimper l’échelle sociale et pour cela, tous les coups sont permis. Au fil des pages, des soupçons d’humanité éclosent pourtant en elle comme des bulles rassurantes pour le lecteur. D’un côté, elle accomplit des actions machinales dont les conséquences dramatiques semblent l’indifférer et, d’un autre, confrontée à des situations concrètes, elle s’insurge et tente de réparer les injustices. Tout au long du roman, la dichotomie entre les idéaux défendus par Simone et sa réalité est troublante. La fougue de sa jeunesse l’entraîne dans une histoire d’amour, grande mais contrariée. L’auteur jongle avec les sentiments, brouille les pistes. Les méchants ne sont jamais complètements méchants, les gentils cachent leur jeu, sans compter ceux qui retournent leur veste. Il n’y a pas l’ombre d’un jugement, seulement le récit d’un parcours cabossé. Un premier roman captivant, qui décrypte magnifiquement les contradictions de l’âme humaine et dissout toute vision manichéenne.


Vous ne connaissez rien de moi. Julie Héraclès. Editions JC Lattès. 20,90 €

jeudi 19 octobre 2023

Humus

 


Arthur et Kevin, futurs ingénieurs agronomes, se rencontrent lors d’une conférence sur la science des vers de terre. Leur désir de changer le monde en une planète plus verte réunit ces jeunes hommes issus de milieux sociaux opposés. A la fin de leurs études, Kevin se lance dans une startup de vermicompostage tandis qu’Arthur s’exile sur les terres familiales en Normandie, avec l’objectif de régénérer les sols épuisés par des décennies de pesticides. Chacun se heurte à une réalité qui devient vite intenable. Prévenus, ni l’un ni l’autre ne veulent voir les signaux d’alarme qui clignotent de toute part. Iront-ils dans le mur ?
En s’accrochant sans se décourager à ces histoires de vers de terre, on est vite aspiré par les tribulations de nos deux anti-héros. Ils sont décidés à éviter la catastrophe écologique annoncée d’une terre tellement appauvrie qu’elle ne pourra bientôt plus nourrir la population pullulante de notre planète. A travers leurs parcours, on touche à tous les excès de notre société. Certains passages apocalyptiques donnent des sueurs froides, même si l’auteur sème des notes d’espoir. Un récit dense et haletant, une intrigue rebondissante, un pointage des paradoxes de la bienpensance en usant de ses codes, un petit relent de “Ravages” de Barjavel, dont on retrouve ici, dans certaines descriptions du futur, une vision nette.


Humus. Gasparg Koenig. Editions de L’Observatoire. 22 €.

jeudi 12 octobre 2023

L'épaisseur d'un cheveu


 On le sait dès la fin du premier paragraphe, Étienne va tuer sa femme. Pour le moment il a bien du mal à supporter le dédain affiché du serveur du café où il travaille sur son “projet”. Un projet qui lui permettra de se distinguer de la masse et lui vaudra l’admiration de sa femme, Vive. Tous deux mènent une vie parisienne, de concerts en vernissages. Mais, derrière la façade du couple parfait, de petits accrochages en micro-événements, le doute s’immisce, la tension monte en lui, contre la terre entière et contre Vive qui prend des libertés avec leurs habitudes bien réglées. De là à commettre l’irréparable ?
A la faveur d’un quotidien anodin autant qu’oppressant, la frustration destructrice d’Étienne trace son chemin vers la tragédie. Claire Berest décrit avec précision la violence rentrée et les ressorts obsessionnels du narcissique. De scènes de vie en apparence banales, l’auteure fait transpirer le besoin de contrôle d’Étienne et suinter la volonté d’émancipation de Vive. Tout est subtil, ni coups ni cris, pourtant, l’étau se resserre, histoire de la grenouille qu’on ébouillante à petit feu. On décèle dans ce roman les mécanismes d’une emprise à laquelle il est difficile d’échapper. Un ouvrage pertinent qui donne des clés de L’épaisseur d’un cheveu, mais essentielles pour comprendre.


L’épaisseur d’un cheveu. Claire Berest. Éditions Albin Michel. 19 €.