Agathe guette le facteur. Elle attend,
mais au fond, elle sait que c’est perdu. Elle a fait des erreurs. C’était
perfectible et elle a laissé partir une version inaboutie. Malgré l’enthousiasme
des lecteurs qu’elle avait scrupuleusement choisis. Un test pour savoir si la
sauce prenait. Elle a confié son trésor à une quinzaine de personnes autour d’elle,
amis plus ou moins proches, d’horizons variés, de sensibilité différente. Elle
a demandé à ceux dont elle savait qu’ils pourraient laisser de côté une
certaine complaisance qu’elle voulait s’épargner. Ils ont lu, ils ont aimé.
Addictif. Quand on commence on ne peut plus s’arrêter. On a affreusement envie
de connaître la suite. Il se dévore.
Si les professionnels pouvaient
penser la même chose ! Si l’un d’entre eux la prenait sous son aile pour
la guider à étoffer ce qui manque encore d’ampleur, alléger ce qui s’embourbe
de ces mots qu’elle a couchés dans l’effort et la jubilation. Si… Incisive
conjonction de subordination pouvant faire basculer de l’onirique au réel.
Juste au début de l’été. Le
moment était mal choisi. Vacances, rentrée littéraire en ligne de mire.
Absurde. Sabotage. Le téléphone n’a pas sonné ; et si elle avait réussi, c’est
ce qui aurait dû se produire. Espoir tout de même. Alors Agathe guette le
facteur.
Elle déchire au fil des jours les
enveloppes à en-tête. Elle avait étudié les catalogues et les lignes
éditoriales avant d’envoyer ce tir groupé de manuscrits. Lourdes pochettes
chargées de ses rêves d’écrivaillon. Une pluie de plis, gouttes parcimonieuses,
s’écrase au fil des jours qui n’en finissent pas de s’étirer.
Madame, nous avons lu le
manuscrit que vous avez bien voulu nous faire parvenir. Malheureusement votre texte
n’a pas été retenu par notre comité de lecture et nous sommes désolés de ne
pouvoir envisager sa publication. Avec nos regrets etc… Agathe biffe Flammarion
sur son cahier.
Madame, le manuscrit que vous
nous avez adressé a été lu avec attention. Il nous a semblé qu’il ne correspondait
pas à nos choix éditoriaux. Nous ne sommes donc pas en mesure de le publier.
Nous le regrettons blablabla. Un trait sur Grasset. POL, Fayard, idem.
Parfois, la lettre typographiée
comporte la mention : « nous vous souhaitons bonne chance dans votre
recherche d’un éditeur pour votre projet ». First, barré. Ou encore « malgré
ses qualités, votre texte n’a pas enthousiasmé notre comité de lecture". Agathe
replie la lettre de Belfond. La range avec les autres. Elle n’écrit pas en ce
moment. Elle a le « handwriting blues ».
C’est une femme ordinaire. Un être humain comme vous et moi. Elle aime sentir le vent caresser son visage quand, alanguie sur une chaise longue, elle interrompt la lecture d’un roman pour profiter pleinement de la sensation. Elle se délecte de l’odeur des sous-bois humides, où elle marche, sur le tapis mordoré des feuilles mortes, en quête des châtaignes qu’elle fera griller plus tard dans la cheminée. Elle contemple sans se lasser le silence immaculé d’un paysage engourdi sous la neige. Elle adore effleurer du regard le rose fragile et tendre des magnolias, des prunus, des pivoines ou de la glycine qui explosent dans la résurrection printanière.
Elle raffole humer, par petites
gorgées, un vin rouge de Bourgogne ou des Côtes du Rhône. Respirer avidement un
baiser volé à la bouche d’un homme aimé. Sentir éclater sous ses dents et se
répandre au palais la pulpe juteuse d’une tomate fraîchement cueillie au
jardin. Goûter, friande, une peau désirée et offerte aux plaisirs de la chair.
Voilà. Agathe aime vivre. Elle ne
le montre pas toujours. Elle prend sa voiture. Fait les courses. Cuisine. Va
chercher les enfants. Range. Se fâche. Lave. Repasse. Surveille les devoirs.
Joue ou lit avec le petit. Embrasse distraitement son homme quand il rentre du
travail. Étend une lessive. S’effondre devant une série stupide à la
télévision. Met son réveil. Se prépare. Range encore. Prend sa voiture. Encore.
Travaille. Assidument. Fait les comptes. Répond aux mails. Paye les factures.
Envoie des sms. Comme vous et moi, elle appelle le plombier ou l’électricien,
passe des heures au téléphone à s’arracher les cheveux pour récupérer sa connexion internet
avec un technicien déshumanisé par la politique de rendement de son entreprise (de télé-communication !!). Comme vous et
moi, Agathe a quelque chose en plus. Un trésor enfoui sous ses névroses qui ne
demande qu’à être mis en lumière pour briller de tous ses feux. Agathe sait qu’il
est là. Elle ne sait pas comment le faire sortir. Elle attend le facteur.
A suivre...
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