mercredi 8 avril 2015

Agathe #1



Agathe guette le facteur. Elle attend, mais au fond, elle sait que c’est perdu. Elle a fait des erreurs. C’était perfectible et elle a laissé partir une version inaboutie. Malgré l’enthousiasme des lecteurs qu’elle avait scrupuleusement choisis. Un test pour savoir si la sauce prenait. Elle a confié son trésor à une quinzaine de personnes autour d’elle, amis plus ou moins proches, d’horizons variés, de sensibilité différente. Elle a demandé à ceux dont elle savait qu’ils pourraient laisser de côté une certaine complaisance qu’elle voulait s’épargner. Ils ont lu, ils ont aimé. Addictif. Quand on commence on ne peut plus s’arrêter. On a affreusement envie de connaître la suite. Il se dévore.
Si les professionnels pouvaient penser la même chose ! Si l’un d’entre eux la prenait sous son aile pour la guider à étoffer ce qui manque encore d’ampleur, alléger ce qui s’embourbe de ces mots qu’elle a couchés dans l’effort et la jubilation. Si… Incisive conjonction de subordination pouvant faire basculer de l’onirique au réel.

Juste au début de l’été. Le moment était mal choisi. Vacances, rentrée littéraire en ligne de mire. Absurde. Sabotage. Le téléphone n’a pas sonné ; et si elle avait réussi, c’est ce qui aurait dû se produire. Espoir tout de même. Alors Agathe guette le facteur.
Elle déchire au fil des jours les enveloppes à en-tête. Elle avait étudié les catalogues et les lignes éditoriales avant d’envoyer ce tir groupé de manuscrits. Lourdes pochettes chargées de ses rêves d’écrivaillon. Une pluie de plis, gouttes parcimonieuses, s’écrase au fil des jours qui n’en finissent pas de s’étirer.

Madame, nous avons lu le manuscrit que vous avez bien voulu nous faire parvenir. Malheureusement votre texte n’a pas été retenu par notre comité de lecture et nous sommes désolés de ne pouvoir envisager sa publication. Avec nos regrets etc… Agathe biffe Flammarion sur son cahier.
Madame, le manuscrit que vous nous avez adressé a été lu avec attention. Il nous a semblé qu’il ne correspondait pas à nos choix éditoriaux. Nous ne sommes donc pas en mesure de le publier. Nous le regrettons blablabla. Un trait sur Grasset. POL, Fayard, idem.
Parfois, la lettre typographiée comporte la mention : « nous vous souhaitons bonne chance dans votre recherche d’un éditeur pour votre projet ». First, barré. Ou encore « malgré ses qualités, votre texte n’a pas enthousiasmé notre comité de lecture". Agathe replie la lettre de Belfond. La range avec les autres. Elle n’écrit pas en ce moment. Elle a le « handwriting blues ».

C’est une femme ordinaire. Un être humain comme vous et moi. Elle aime sentir le vent caresser son visage quand, alanguie sur une chaise longue, elle interrompt la lecture d’un roman pour profiter pleinement de la sensation. Elle se délecte de l’odeur des sous-bois humides, où elle marche, sur le tapis mordoré des feuilles mortes, en quête des châtaignes qu’elle fera griller plus tard dans la cheminée. Elle contemple sans se lasser le silence immaculé d’un paysage engourdi sous la neige. Elle adore effleurer du regard le rose fragile et tendre des magnolias, des prunus, des pivoines ou de la glycine qui explosent dans la résurrection printanière.
Elle raffole humer, par petites gorgées, un vin rouge de Bourgogne ou des Côtes du Rhône. Respirer avidement un baiser volé à la bouche d’un homme aimé. Sentir éclater sous ses dents et se répandre au palais la pulpe juteuse d’une tomate fraîchement cueillie au jardin. Goûter, friande, une peau désirée et offerte aux plaisirs de la chair.

Voilà. Agathe aime vivre. Elle ne le montre pas toujours. Elle prend sa voiture. Fait les courses. Cuisine. Va chercher les enfants. Range. Se fâche. Lave. Repasse. Surveille les devoirs. Joue ou lit avec le petit. Embrasse distraitement son homme quand il rentre du travail. Étend une lessive. S’effondre devant une série stupide à la télévision. Met son réveil. Se prépare. Range encore. Prend sa voiture. Encore. Travaille. Assidument. Fait les comptes. Répond aux mails. Paye les factures. Envoie des sms. Comme vous et moi, elle appelle le plombier ou l’électricien, passe des heures au téléphone à s’arracher les cheveux pour récupérer sa connexion internet avec un technicien déshumanisé par la politique de rendement de son entreprise (de télé-communication !!). Comme vous et moi, Agathe a quelque chose en plus. Un trésor enfoui sous ses névroses qui ne demande qu’à être mis en lumière pour briller de tous ses feux. Agathe sait qu’il est là. Elle ne sait pas comment le faire sortir. Elle attend le facteur.   

A suivre...

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