Le Dilettante d’Anna Gavalda.
Elle déchire fébrilement l’enveloppe et arrache la feuille qu’elle déplie.
Entre les lignes du courrier de refus type, un commentaire a été griffonné à la
main : « Beaucoup de romans commencent comme le votre. Vous manquez
cruellement d’originalité ! Vous ne parlez que de thèmes banals : l’amour
bien évidemment, la constitution de ses rêves… Malgré le passé des deux personnages
principaux, ceux-ci manquent cruellement de profondeur psychologique. »
Agathe s’assied. Sonnée. Elle
lit, relit. Ploie sous la critique. Lit encore. N’y-a-t’il pas un accent
circonflexe sur "le vôtre" ? Deux fois l’adverbe « cruellement » en
quatre lignes ! La rédactrice de ce billet manquerait-elle cruellement de
vocabulaire ? La tournure de la dernière phrase semble bien lourde. N’aurait-il
pas mieux valu écrire : « Malgré leur passé chargé, les deux
personnages principaux manquent, disons… indubitablement de profondeur
psychologique » ?
Agathe rit, soulagée de sa
colère. Elle peut enfin étudier la remarque sur le fond. L’amour, tout le monde
en parle, non ? Elle y a mis une certaine discrétion. Elle a effleuré les
failles, la fragilité du sentiment malgré la puissance des émotions ; elle
a exploré prudemment les méandres de l’attirance et du doute. Non, elle n’a pas
voulu entrer trop profondément. Sa timidité, qui peut conférer à une sorte de
mièvrerie, est l’écueil qu’elle voudrait contourner dans l’écriture. Pourtant,
elle s’est empêchée de sonder le couple de son histoire. Elle s’est inspirée de
gens proches d’elle qu’elle a déguisés du mieux qu’elle a pu pour ne pas les déshabiller
ni les disséquer sous sa plume. Trop de violence. Et une vérité qu’elle ne veut
peut-être pas voir. Agathe se cache de cette faiblesse en se répétant que le
sujet du roman n’était pas l’amour ; il n’était qu’un fil conducteur, un
récit parallèle pour tenir en haleine un lecteur à qui elle voulait faire
découvrir comment, en France, un petit entrepreneur se battait contre un titan.
Comment un homme ordinaire, mû par le désir universel de sortir du lot, avait
eu une idée qui contrariait un puissant lobby.
La constitution des rêves. Quel
drôle de vocable. Constitution : action de constituer. Constituer :
choisir, regrouper des éléments afin de former un tout. Former l’essence, la
base de quelque chose. Constitue-t-on un rêve ? Pour Agathe, le rêve, on
le voit naître, on le formule, on mène une action dans le but de le faire vivre
et au mieux, on le réalise. C’était son sujet.
Dubitative. Elle n’a pas le
courage pour le moment de se remettre à l’ouvrage, de modifier, creuser,
transformer pour que la part d’accomplissement des protagonistes soit aussi
fouillée que le reste -pour lequel elle s'est beaucoup documentée. Tout ça est trop neuf, trop chargé de l’illusion
que le manuscrit est publiable. D’ailleurs, une journaliste que connaît son
mari a dit que ça l’était. Alors Agathe y croit. Elle n’a pas de nouvelle
substance à insuffler à son roman pour l’instant. Procrastination et velléité sont des
rouages intérieurs puissants d'un fonctionnement morbide qui la paralyse.
Le bruit sec du clapet de la
boîte aux lettres attire l’attention d’Agathe. "Madame nous avons bien reçu etc…
Malheureusement nous ne pourrons le retenir. La morosité actuelle du climat en
librairie nous contraint à resserrer notre programmation. En dépit de ses
qualités et de l’effort de composition qui en ressort, votre texte n’a pas
remporté l’adhésion générale nécessaire à une éventuelle publication". Lattès,
classé dans les retours encourageants. A moins que ce ne soit une lettre type.
C’est une femme qui signe cette
autre missive parvenue de chez XO. "La décision de publier un manuscrit est
toujours issue d’une rencontre entre l’univers de l’écrivain et celui de l’éditeur.
Cette rencontre, malheureusement, n’a pas eu lieu […] c’est vraiment une
question d’alchimie qui se produit… ou pas. Avec mes regrets et en vous
souhaitant sincèrement de trouver « votre » éditeur, je vous prie…"
Agathe réfléchit à son univers. Étriqué. Provincial. Elle écoute Mozart et Bénabar, Tchaïkovski et Souchon,
Haendel et Maxime le Forestier. Elle danse sur David Guetta, va voir les films
de Woody Allen quand ils passent en VO. Elle scrute la programmation du théâtre
local et se déplace pour voir Molière, Musset, Marivaux. Elle emmène ses
enfants. Parfois, elle va à Paris. En coup de vent, au dernier moment,
en fonction de l’agenda du mari. Souvent, on n’a pas les spectacles désirés car
les places sont déjà vendues plusieurs semaines à l’avance. Elle lit. Zweig,
Ferney, Potok, Fergus, Teulé, Atkinson, De Rosnay, Kennedy, Irving… Elle a
essayé Nothomb, par principe. Elle a persévéré et en a fini plusieurs mais non.
Houellebecq, trois pages et elle abandonne. Pas assez intelligente sans doute.
A moins que ce ne soit simplement cette question d’univers. Existe-t-il une hiérarchie
dans les univers ? Le sien est-il moins honorable qu’un autre ?
Agathe continue à vivre. Elle
rit, elle chante. Elle râle, elle pleure. Elle voyage un peu. Fait du shopping
avec ses copines, dîne en amoureux avec son homme, toujours débordé de travail.
Fait du vélo avec ses enfants. Du yoga aussi. Elle écrit sporadiquement.
Pendant des semaines elle n’ouvre pas ses cahiers. « La décision de
publier est toujours issue d’une rencontre ». Elle prend le train jusqu’à
Paris et va au Salon du Livre.
A suivre...
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