dimanche 29 mars 2015

Marc Lavoine. Autrement.


 Noël 2011. Entre la fête de la nativité et le réveillon de la Saint Sylvestre, nous avons choisi de passer quelques jours au Pays du Mont Blanc. Endroit fascinant qui m'attire irrésistiblement depuis ma plus tendre enfance. J'y suis chez moi et ai toujours envie de partager le plaisir que j'éprouve à descendre les pistes enneigées, observer la chaîne imposante des montagnes, et en été, crapahuter dans les cailloux sur les chemins sinueux, qui mènent, au bout de l'effort, aux sommets de la liberté, écouter le silence, respirer la nature.

Synonyme d'évasion, le ski est un plaisir intense. Rien n'arrête les inconditionnels. Ni le froid, ni la neige. On peut tout affronter pour goûter l'ivresse et le vertige des spatules dans la poudreuse, de la vitesse, du bruit des quarts. Les sensations sur les planches sont décuplées. Emprunter une piste ombragée et silencieuse au milieu d'une forêt de sapins est comme saisir un moment d'éternité.

C'est donc dans ce contexte lumineux ( la blancheur de la neige apaise et éclaire) que je déchausse les skis, après une grisante descente, pour reprendre les télécabines et grimper au Mont d'Arbois, depuis la section intermédiaire de la Princesse, sur le domaine de Megève. Une poignée de skieurs encombrés de leur matériel s'engouffre dans les cabines déjà partiellement occupées. Dans l'une d'elle, un homme au regard clair et un peu absent. Il pourrait se fondre dans la masse, enfoncé dans la coque inconfortable de son siège. C'est presque ce qu'il semble vouloir. Passer inaperçu. Pourtant, il ne peut masquer une discrète et naturelle élégance, accentuée, dans cet espace où s'entrechoquent les lourdes chaussures de ski, par le fait justement qu'il n'en ait pas aux pieds. Personne ne semble cependant remarquer notre intrus. Je le regarde à la dérobée, n'osant l'interpeller. Un surfeur emmitouflé et indifférent est assis entre lui et moi. Je tourne sept fois ma langue dans ma bouche mais les mots ne remplissent pas ma tête et ma langue continue de tourner sans que mes pensées veuillent bien m'accorder la faveur de construire une phrase pas trop idiote... J'en suis là de mes errements quand le personnage sort de sa poche un petit et anachronique carnet en moleskine. Il le feuillette rapidement et le range. Le geste, surprenant dans le contexte de la télécabine, a attiré l'attention de sa voisine en vis à vis . La jeune fille, environ seize ans, s'intéresse soudain à l'homme qui lui fait face. Elle le scrute, dévisage, puis l'aborde sans préambule : "Vous êtes connu ?"
Timidement l'homme répond : "Oui".
L'effrontée, péremptoire, poursuit son investigation : "Et vous faites quoi ?"
"Je suis chanteur" dit-il sans aucune prétention dans la voix.
"C'est quoi votre nom ?" poursuit la demoiselle nullement impressionnée.
Bien sûr, elle n'était pas née au temps des "yeux révolver" -c'est moi qui avais seize ans ( ça ne nous rajeunit pas tout ça !)... Mais elle n'a quand même pas pu passer à côté de "toi mon amour, toi qui as le cœur lourd mon amour, est-ce que tu m'aimes toujours pour toujours" ou " Ah, on ira, tu verras la semaine prochaine"... Je me demande ce qu'il ressent pendant qu'il décline poliment son identité : "Marc Lavoine".
La jeune skieuse hausse les épaules, affiche une moue dubitative et conclut : "Connais pas !"
Je suis totalement et bêtement paralysée. On dirait que personne n'a rien entendu. Le silence est revenu comme il avait été brisé, sans que quiconque ne soulève un sourcil ou jette un regard. La télécabine arrive à la gare et débraye. Les occupants pressés sont déjà debout malgré les secousses, prêts à bondir. La porte s'ouvre dans un claquement et tous se précipitent dehors. Sauf lui et moi. Nous nous levons et je murmure alors : "Moi je sais qui vous êtes et j'aime écouter vos chansons". Il sourit, remercie et je le laisse s'évaporer. J'attrape mes skis. Puis, vite, je cours vers lui qui est encore tout près, me frayant un chemin parmi les sportifs occupés à chausser, et je bredouille un truc débile où s'entrechoquent les mots "vieille peau de quarante ans", "adolescente", "une photo avec vous", " mes copines"," épatées"... phrase décousue qu'il semble toutefois comprendre.

Il sourit encore, prend la pose et accepte le cliché. Nous nous séparons. J'enclenche mes fixations. Il part s'installer à la terrasse du bar de l'Igloo. Je glisse, enchaîne les virages et quelques mètres plus tard, mon cerveau reconnecté, je sens affluer les mots que j'aurais voulu prononcer. Une espèce de serrement dans la gorge, un nœud bizarre dans le ventre, la sensation d'être passée à côté d'une occasion de parler vraiment. C'est un être humain comme moi après tout. Mon saboteur interne n'est pas tout à fait d'accord et manifeste. Le bruit des quarts masque la voix, je skie bien serré, flexion, extension, je glisse, vite, pour sentir le vent dans mes cheveux.

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