Noël 2011. Entre la fête de la nativité et le réveillon de la Saint
Sylvestre, nous avons choisi de passer quelques jours au Pays du Mont
Blanc. Endroit fascinant qui m'attire irrésistiblement depuis ma plus
tendre enfance. J'y suis chez moi et ai toujours envie de partager le
plaisir que j'éprouve à descendre les pistes enneigées, observer la
chaîne imposante des montagnes, et en été, crapahuter dans les cailloux
sur les chemins sinueux, qui mènent, au bout de l'effort, aux sommets de la liberté, écouter le silence, respirer la nature.
Synonyme
d'évasion, le ski est un plaisir intense. Rien n'arrête les
inconditionnels. Ni le froid, ni la neige. On peut tout affronter pour
goûter l'ivresse et le vertige des spatules dans la poudreuse, de la
vitesse, du bruit des quarts. Les sensations sur les planches sont
décuplées. Emprunter une piste ombragée et silencieuse au milieu d'une
forêt de sapins est comme saisir un moment d'éternité.
C'est
donc dans ce contexte lumineux ( la blancheur de la neige apaise et
éclaire) que je déchausse les skis, après une grisante descente, pour
reprendre les télécabines et grimper au Mont d'Arbois, depuis la section
intermédiaire de la Princesse, sur le domaine de Megève. Une poignée de
skieurs encombrés de leur matériel s'engouffre dans les cabines déjà
partiellement occupées. Dans l'une d'elle, un homme au regard clair et
un peu absent. Il pourrait se fondre dans la masse, enfoncé dans la
coque inconfortable de son siège. C'est presque ce qu'il semble vouloir.
Passer inaperçu. Pourtant, il ne peut masquer une discrète et naturelle
élégance, accentuée, dans cet espace où s'entrechoquent les lourdes
chaussures de ski, par le fait justement qu'il n'en ait pas aux pieds.
Personne ne semble cependant remarquer notre intrus. Je le regarde à la
dérobée, n'osant l'interpeller. Un surfeur emmitouflé et indifférent est
assis entre lui et moi. Je tourne sept fois ma langue dans ma bouche
mais les mots ne remplissent pas ma tête et ma langue continue de
tourner sans que mes pensées veuillent bien m'accorder la faveur de
construire une phrase pas trop idiote... J'en suis là de mes errements
quand le personnage sort de sa poche un petit et anachronique carnet en
moleskine. Il le feuillette rapidement et le range. Le geste, surprenant
dans le contexte de la télécabine, a attiré l'attention de sa voisine en vis à vis . La jeune fille, environ seize ans, s'intéresse soudain à
l'homme qui lui fait face. Elle le scrute, dévisage, puis l'aborde sans préambule :
"Vous êtes connu ?"
Timidement l'homme répond : "Oui".
L'effrontée, péremptoire, poursuit son investigation : "Et vous faites quoi ?"
"Je suis chanteur" dit-il sans aucune prétention dans la voix.
"C'est quoi votre nom ?" poursuit la demoiselle nullement impressionnée.
Bien
sûr, elle n'était pas née au temps des "yeux révolver" -c'est moi qui
avais seize ans ( ça ne nous rajeunit pas tout ça !)... Mais elle n'a
quand même pas pu passer à côté de "toi mon amour, toi qui as le cœur
lourd mon amour, est-ce que tu m'aimes toujours pour toujours" ou " Ah, on ira, tu verras la semaine prochaine"... Je me
demande ce qu'il ressent pendant qu'il décline poliment son identité :
"Marc Lavoine".
La jeune skieuse hausse les épaules, affiche une moue dubitative et conclut : "Connais pas !"
Je suis totalement et bêtement paralysée. On dirait
que personne n'a rien entendu. Le silence est revenu comme il avait été
brisé, sans que quiconque ne soulève un sourcil ou jette un regard. La
télécabine arrive à la gare et débraye. Les occupants pressés sont déjà
debout malgré les secousses, prêts à bondir. La porte s'ouvre dans un
claquement et tous se précipitent dehors. Sauf lui et moi. Nous nous
levons et je murmure alors : "Moi je sais qui vous êtes et j'aime
écouter vos chansons". Il sourit, remercie et je le laisse s'évaporer.
J'attrape mes skis. Puis, vite, je cours vers lui qui est encore tout
près, me frayant un chemin parmi les sportifs occupés à chausser, et je
bredouille un truc débile où s'entrechoquent les mots "vieille peau de quarante ans", "adolescente", "une photo avec vous", " mes copines"," épatées"... phrase décousue qu'il semble toutefois comprendre.
Il sourit
encore, prend la pose et accepte le cliché. Nous nous séparons. J'enclenche mes fixations. Il part
s'installer à la terrasse du bar de l'Igloo. Je glisse, enchaîne les
virages et quelques mètres plus tard, mon cerveau reconnecté, je sens affluer les mots que j'aurais voulu prononcer. Une espèce
de serrement dans la gorge, un nœud bizarre dans le ventre, la sensation
d'être passée à côté d'une occasion de parler vraiment. C'est un être
humain comme moi après tout. Mon saboteur interne n'est pas tout à fait
d'accord et manifeste. Le bruit des quarts masque la voix, je skie bien
serré, flexion, extension, je glisse, vite, pour sentir le vent dans mes
cheveux.
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