mercredi 1 juillet 2015


Je savais, en achetant "Manderley forever" de Tatiana de Rosnay, que je serais plongée, à la lecture, dans le monde envoûtant de Daphné du Maurier, écrivain secret que j'admire en silence depuis mon adolescence.
J'avais aimé ses livres... Enfin, ceux que j'avais lus : La crique du français, L'auberge de la Jamaïque, Ma cousine Rachel et bien sûr l'incontournable Rebecca.
Prévoyant d'écrire un article pour le blog, je décidai de n'en consulter aucun  concernant cette biographie, pour ne pas être influencée.
Un jour, de passage dans ma ville natale du Mans, j'achetai l'ouvrage. J'avais quand même appris que la traduction initiale de Rebecca avait été amputée de bon nombre de feuillets et qu'une nouvelle édition rendait au texte sa saveur originelle. Je fis donc en même temps l'acquisition de la nouvelle version.

Au moment où j'écris ces lignes, je viens de refermer "Manderley forever". "Rebecca", avec sa couverture incandescente, ses grilles sombres, sa végétation envahissante et son oiseau noir planant dans le ciel rougeoyant, m'attendra encore un peu. Car j'ai envie de vous livrer, comme promis, mes sensations sur le premier livre.

Commencée il y a quelques semaines, la lecture, pourtant prometteuse, avait été interrompue par les aléas de la vie quotidienne, qui me submergent régulièrement. Il faut dire que quand je lis, je suis en totale immersion. Plus rien n'existe autour de moi. Ce qui, quand on gère seul une maison, des enfants, un travail, peut poser quelques soucis d'intendance !
Bref. Il y a quelques jours, je reprends le fil, quelques pages après le début. Daphné est encore toute jeune et Tatiana de Rosnay part, émue, sur les traces de cette enfance en retrouvant les lieux où la petite fille a vécu avec sa famille.

Au fil des pages est dévoilé ce qui éveille sa sensibilité littéraire. Il est question de Béatrix Potter,  d'Emily Brontë...
On découvre un peu plus loin que mademoiselle du Maurier se rongeait les ongles, comme l'effacée madame de Winter, comme moi. C'est un détail, mais grâce aux descriptions de Tatiana de Rosnay sur le physique et le caractère de Daphné on voit ce que l'auteur a mis d'elle dans cette jeune femme timide, empotée, peu sûre d'elle, cette femme sans nom à laquelle beaucoup de lectrices ont pu s'identifier.

Le livre raconte aussi les questionnements de la jeune fille concernant l'écriture. p75 : "Écrire comme eux, aussi bien qu'eux, est-ce possible ?"
Et un peu plus loin p99 : " Bon sang, elle ne sera jamais écrivain si elle ne s'en donne pas les moyens !" p106 :"Elle se décourage. Jamais elle ne parviendra à écrire comme Katherine Mansfield. Et se faire publier un jour ? Impensable." Combien d'apprentis auteurs ont-ils écrit ces mêmes mots dans leurs carnets ? Tatiana de Rosnay les a-t-elle griffonnés aussi ?
Daphné du Maurier a 19 ans quand elle entend ce conseil, donné par un ami romancier :"la seule méthode qui marche, selon lui, c'est la discipline. Une discipline de fer. Il n'y a pas d'autre secret."
Elle en a 23 quand elle décide p170 : "C'est fini, la procrastination."

Après cette première partie qui narre les rouages de son enfance, son adolescence  et la genèse de l'écrivain, Tatiana De Rosnay nous emporte dans l'environnement sauvage qui a inspiré les romans... La Cornouailles, les sentiers, les rochers, la mer, les couleurs changeantes du ciel, les caractères trempés des protagonistes, en prise directe avec une nature à la fois belle et intransigeante. L'amour de Daphné pour cet endroit jaillit sous sa plume. Et la biographe le consigne minutieusement. Parfois, on se demande si cette dernière, elle aussi, connaît les tourments de l'écriture. Ces mots qui tournent cent fois dans la tête, qu'on n'écrit pas, qu'on perd à jamais. Ce tiraillement entre les choses du quotidien, répétitives et nécessaires, indispensables pour être ancré dans la réalité d'une famille à laquelle on n'a pas renoncé, et l'appel de l'écriture, soif inextinguible, besoin cathartique, espace quasi-thérapeutique dans lequel on peut être un et tous, ici et ailleurs et où tout, si l'on y parvient, est possible.

On découvre les inspirations de Daphné du Maurier, ses voyages et ses carnets. On se familiarise avec une personne aux multiples facettes dans laquelle chacun, à un moment ou un autre peut se reconnaître tellement elle est entière et plurielle.
Cette femme amoureuse de la France et de Paris, cette anglaise francophone aux racines sarthoises a fait un long travail de recherche généalogique auquel je suis forcément sensible, moi qui me plonge régulièrement depuis plus de dix ans, dans l'arbre familial, en quête d'éclaircissements.
Au fil des pages, Tatiana de Rosnay décortique le processus créatif, égrène les parutions, puis transcrit les critiques.

couverture de mon exemplaire
Il faudrait ne pas s'attarder trop sur Rebecca. Mais comment faire autrement ? On a pu déjà repérer les éléments d'inspiration, les individus qui donneront un peu de leur substance, ou du moins ce que Daphné en perçoit, aux personnages. Au terme de l'écriture, il y a ce moment où le travail échappe à l'auteur, où l'éditeur, pour vendre, décide de mettre en avant des éléments que Daphné n'aurait pas forcément soulignés. Bien sûr, il s'agit de publicités de 1939 dont moi, jeune lectrice, je n'ai eu aucun écho lorsque je découvre Rebecca dans les années 80. Je n'ai donc pas perçu de romantisme ou d'histoire à l'eau de rose. J'ai instantanément senti le machiavélisme du démon qui se cache derrière l'ange. J'ai vu  le désir de vengeance, les faux-semblants, les ravages que peuvent faire la culture de l'apparence et la bombe à retardement que sont les non-dits. Aussi, quand je lis p 215 : "derrière l'histoire d'une maison d'un homme et de deux femmes, rôde une vérité bien plus ténébreuse, voire dérangeante, celle d'une guerre psychologique fardée de violence feutrée et de sexualité réprimée", me dis-je que j'avais bien compris.
Suivent ces mots :"les critiques n'ont pas jugé nécessaire non plus d'explorer Maxim de Winter, personnage complexe, rongé de l'intérieur" et je me sens soulagée que quelqu'un évoque ce point.
En effet Max ( et je ne choisis pas la contraction par hasard) , en se taisant, en n'étant pas vraiment à l'écoute de sa nouvelle femme et en ne lui fournissant que sommairement les codes de Manderley, est l'artisan majeur du drame qui se joue.
Les non-dits dans lesquels le couple s'enfonce alors poussent la nouvelle madame de Winter vers l'abîme. Maxim de Winter se fait, en gardant le silence, le complice insidieux de Rebecca.
Peu à peu on imagine ses failles, la peur qu'il a de se montrer vrai, lui aussi, un homme qui a joué la comédie et qui est enfermé malgré lui dans le mensonge, condamné, croit-il pour sa survie, au secret.

Après la fiction, retour à la réalité.  La petite histoire se mêle à la grande. Si la première guerre mondiale a été brièvement évoquée, malgré les traces qu'elle a laissées chez les membres de la famille, la seconde est plus présente, avec paradoxalement, la longue absence du mari de la romancière et la façon dont s'organise le quotidien. Le destin en est ébranlé et l'intime de chacun visité.
 Alternant le récit des publications et celui des événements marquants de la vie de l'auteur, Tatiana entraîne finalement son lecteur jusqu'à la vieillesse de Daphné, nous faisant pénétrer au cœur de la vie de cette femme, de ses désirs et de ses contradictions.

Il y a comme une tristesse à s'approcher de la fin. Comme quelque chose qui s'échappe. La mémoire se vrille avec l'âge. L'instinct reste pourtant.  Il faut lâcher avec nostalgie la main de Daphné en tournant la dernière page, et remercier Tatiana de Rosnay pour ce précieux cadeau qu'elle offre à ses lecteurs et ceux de la célèbre romancière anglaise. 


Manderley forever, Tatiana de Rosnay, Albin Michel. Héloïse d'Ormesson.

A noter deux séries de documents photographiques intercalées dans les pages du récit et qui illustrent avec pudeur et justesse les propos de Tatiana.


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