dimanche 19 juillet 2015

Angelina Jolie et les autres #3

Il fait une chaleur terrible, alors que nous roulons vers Dijon et le fameux centre Leclerc (comme si on allait faire des courses) ! Je conduis, mais je ne suis pas seule. Mon mari est avec moi. Je suis tétanisée. J'y vais à reculons. A l'entrée, le gardien de la barrière exige, pour l'ouvrir, un papier bleu que je ne possède pas. C'est agaçant ! Je dois expliquer que c'est la première fois que je viens et que je n'ai pas obtenu par téléphone en prenant rendez-vous le carton qu'il me réclame (on n'est pas non plus au pince-fesses de l'ambassadeur !). Il consent à me laisser passer en me demandant de penser à présenter le précieux sésame la prochaine fois. Je rétorque vertement que j'espère qu'il n'y aura pas de prochaine fois, même si au fond, je sais qu'hélas, il y en aura une et même plusieurs.
Après des aléas administratifs -il ne faut pas dépasser la ligne, répéter son identité, longer des couloirs et suivre des flèches- nous parvenons au sous-sol où doit avoir lieu la biopsie. La blouse blanche qui vient me chercher interdit à mon mari de m'accompagner malgré ma panique visible. Enfermée dans un petit box je dois exposer les raisons de ma présence à une manipulatrice radio. J'ai le malheur de prononcer BRCA2. Ça s'agite. Je dois, torse nu cette fois, affronter le médecin qui revient avec la dame et résume la situation en concluant inquiet: "Vous avez la mutation génétique..." Ils ont l'air encore plus paniqué que moi. Mais vont-ils arrêter de m'agresser avec ça ?
J'apprends déconfite que je vais devoir passer à la mammographie. Je dois me contorsionner et je souffre le martyre tandis que la blouse qui s'occupe de moi me bouscule et me demande d'une part de me tenir droite et d'autre part si j'ai un torticolis -j'ai un bras écarté, la tête tournée, mon œuf au plat écrasé entre ses plaques en plexi : je rêve !!!
Alors, ce qu'il faut savoir, c'est que la mammo, c'est une partie de plaisir à côté de ce qui se passe après. On m'allonge sur une table, on me badigeonne le sein de Bétadine et on me pose un champ stérile tout ça en m'expliquant qu'il va y avoir quatre piqûres qui vont faire comme une petite décharge de pistolet mais que ça ne fait pas mal. Ben voyons ! La douleur m'arrache un cri et mes paupières se mouillent. C'est juste inhumain. Mais il s'est enfoncé son aiguille dans le sein le connard qui ose me dire que c'est indolore ? L'examen se fait sous échographie et les ponctions me semblent interminables. Je termine en larmes dans l'indifférence quasi absolue. Seule une petite dame a proposé d'aller chercher mon mari qui attend, impuissant, les bras ballants dans un coin de la pièce. Je ne ressemble à rien avec mon sein tuméfié, en petite culotte sur la table. A part inspirer de la pitié à cet homme qui ne veut plus trop de moi, que puis-je bien espérer ? Je me sens finalement pathétique et humiliée.
Je demande son avis à l'échographe concernant la nature potentiellement cancéreuse de la lésion. Il ne se prononce pas mais dit catégoriquement  que vu la grosseur, il faut quoiqu'il en soit supprimer cette image !
Supprimer cette image ?
Il parle de mon sein là ? Au secours Hippocrate ! Mais d'où sort ce genre d'humain qui prétend avoir le pouvoir de guérison sur un autre genre d'humain sans être capable d'être humain ??
L'image, comme il dit, c'est un morceau de moi qui se manifeste. Et si c'est de toute façon trop gros et qu'il faut opérer, alors pourquoi m'infliger cette biopsie ? Pourquoi ne pas enlever, puisqu'il n'y a visiblement pas d'alternative, et effectuer les analyses ensuite ? Cela économiserait de l'argent, du temps, de l'énergie et de l'angoisse... Je suis consternée. Pourquoi, donc?
Tombe la réponse leitmotiv que je vais entendre des dizaines de fois dans les semaines qui vont suivre :
"C'est le protocole !"
Je me retiens de hurler : "Tu sais ce que j'en fais de ton protocole ? Moi, je ne suis pas un numéro ! Comment font les autres ? Ils se laissent faire comme des moutons ? Je sens la révolte gronder en moi ! "
 Mais je me tais, avec mon pansement sur le sein. Je vais docilement récupérer mon carton bleu au secrétariat et on me donne directement rendez-vous avec un chirurgien dix jours plus tard.
Du voyage de retour, je ne me souviens pas. Tout juste que la chaleur est écrasante et que je dépose l'homme de ma vie d'avant à son bureau, tandis que je rentre seule dans la maison qu'il a désertée. Les larmes coulent sur mon visage. Les enfants sont au bord de la piscine. Je n'ai pas le droit de me baigner. Ils me réclament de les rejoindre. Jamais je ne leur ai menti. Je ne sais pas faire. Mais je ne peux ni ne veux rien leur dire pour le moment. J'essaye de noyer le poisson en ravalant mes sanglots. 


J'en veux tellement à leur père de me laisser me dépatouiller seule de tout cela. Je dis très doucement que j'ai une petite blessure et qu'il m'est interdit d'aller dans l'eau. Les enfants ne se contentent pas d'une explication aussi évasive, mais, voyant mon air rassurant masquer mon désarroi, ils n'insistent pas. Je reste à les observer, assise sur la margelle, les pieds dans l'eau. Je profite de ces instants magiques, de la fraîcheur des éclaboussures. Chaque minute passée à cet endroit de la maison a été un moment d'éblouissement pour moi. J'avais accepté la piscine à condition de ne pas avoir à gérer la maintenance. Bien évidemment, les conditions n'avaient finalement pas été remplies, ce qui me faisait râler, mais à aucun moment je ne suis passée à côté du bassin blasée ou découragée. Chaque baignade, chaque reflet de l'eau verte sur le mur en pierre, chaque rire d'enfant, chaque rayon de soleil sur ma peau nue a été comme un luxe auquel j'ai goûté intensément, ne sachant pas combien de temps il durerait. Et le temps était désormais compté puisque, la maison vendue, les lieux devaient être débarrassés à la fin du mois de juillet.
J'ai mal. C'est comme si la tumeur, à l'intérieur, s'insurgeait d'avoir été dérangée. Tout à coup, la voilà qui durcit et grossit. Je n'ai pas vraiment peur. Je suis juste fatiguée.
Deux jours plus tard, c'est une date importante, un anniversaire de mariage. Vingt ans. J'ai pris il y a fort longtemps un billet pour assister au concert de Marc Lavoine au Zénith à Dijon. L'achat date d'une période où il semblait que l'histoire entre mon homme et moi était définitivement close (mais comment termine-t-on une histoire si longue qui n'était pas censée avoir de fin ?). J'avais pensé que ce divertissement serait un bon exutoire. Quand contre toute attente les choses s'étaient un peu arrangées, j'avais prévenu, un peu brutale peut-être (mais j'avais tant souffert), que je ne changeais pas mes projets. J'avais toutefois suggéré un autre moment à deux pour célébrer l'événement, aussi fragile que la porcelaine qui le symbolise.
A mes copines, toutes guillerettes, je ne dis rien, même quand elles me suggèrent qu'on utilise ma voiture pour le co-voiturage alors que j'aurais bien aimer me laisser conduire. Les nuits sans sommeil grignotent ma force de vie. Dans la salle de spectacle, c'est l'ébullition. Nos places sont assez éloignées de la scène. Mais après quelques refrains et les réprimandes des agents de sécurité, ces derniers sont débordés par la foule qui se rue au pied du chanteur.
L'envie d'être au cœur de l'action prend le dessus sur ma douleur, les basses qui résonnent dans ma poitrine et la crainte d'être bousculée. Et, les yeux dans ses yeux révolver (ou presque) je chante à pleins poumons ! Ce qui est pris n'est plus à prendre...

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