vendredi 23 décembre 2022

Dijon, le 24 décembre 1951


Terminez votre assiette ou le Père Noël
ne passera pas !
A peine a-t-elle prononcé ces mots que Re
née regrette ce chantage idiot. Jean baisse la tête, fronce les sourcils et obéit à sa mère avec une lenteur mesurée. La menace brandie n’effraye pas autant Danièle que son petit frère. Elle a sept ans et elle doute de l’existence de ce gros bonhomme rouge et de sa barbe cotonneuse depuis qu’elle a vu sous l’armoire de ses parents des boîtes de jouets mal protégées par une couverture. Bravache, elle lance :
De toute façon il ne pourra pas passer.
J’ai vu une photo dans le journal de papa. Ils ont brûlé le Père Noël !
Renée, occupée à ranger, suspend son
geste.
Qu’est-ce que tu ra
contes ?
Elle jette un regard à son
mari, absorbé par sa lecture au bout de la table.
Tu as entendu ce que dit
ta fille ?
Hein, quoi ?

Indifférent au brouhaha,
Louis, plongé dans les pages du sport, n’a pas écouté. Danièle pointe la Une :
Regarde, le Père Noël
est accroché aux grilles et il part en fumée.
Louis retourne précipitamment les pages du
quotidien qu’il tient entre les mains et lit :
« Devant les enfants des patronages, le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la cathédrale de Dijon » !
Brûlé ! s’écrie Jean horrifié qui com
mence à chouiner.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
demande Renée en consolant le petit.
Louis parcourt l’article et explique briève
ment :
Le clergé a estimé que le Père Noël est
un “usurpateur”, que “le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation”. Ils sont furieux que les crèches, qui ont disparu des écoles après la loi de séparation de l’État et de l’Église aient été remplacées par ce vieil homme barbu et par le sapin, réminiscences de fêtes païennes. Sa femme sourit.
C’est un sujet sur lequel on peut débattre
longtemps. Mais après tout, mettre un peu de magie dans le quotidien de nos enfants, après ce que nous avons traversé ces dernières années, quel mal y a-t-il à cela ?
Renée parle du Père Noël comme un per
sonnage de conte qui sortirait du livre une fois par an pour faire rêver les enfants. Elle ne cherche ni à prouver son existence, ni à la réfuter. Elle reste dans un flou qui la protège de l’imposture. On peut stimuler l’imagination des enfants sans trahir la vérité. Ils croient ce qu’ils ont envie de croire, elle en est persuadée. Sa remarque de tout à l’heure était plus un mouvement d’humeur face à l’indifférence de Louis qu’un réel chantage. Le père de famille, soudain bien présent, exige des enfants qu’ils terminent leur repas, débarrasse. Les enfants libérés quittent la cuisine en se bousculant. Louis leur emboîte le pas et glisse à l’oreille de Renée après
l’avoir embrassée dans le cou :

J’ai une surprise ! Tout à l’heure, on
sort... Prépare-toi.
Le regard interrogateur de Renée ne suffit
pas à obtenir une réponse. 

Emmitouflés dans leurs manteaux de laine bouillie, la tête vissée dans les cagoules tricotées par leur grand-mère, Jean et Danièle avancent dans la nuit en trottinant devant leurs parents. La foule se presse vers l’hôtel de ville, fief du Chanoine Kir depuis 1945.
Notre maire est un religieux intelligent,
commente Louis pour Renée qui ne comprend toujours pas.
Mais bientôt, les petits redressent la tête et
des cris de joie s’élèvent de la foule. Sur les toits, un Père-Noël en chair et en os fait de grands signes. Bientôt, il descendra de la Tour Philippe le Bon pour distribuer des cadeaux aux enfants.
Le Père Noël a ressuscité, crie Jean.

Frétillant d’excitation et de soulagement,
il applaudit à tout rompre, juché sur les épaules de son père. Danièle resserre ses doigts sur la main de Renée et cherche le regard de sa mère. Toutes deux se sourient, d’un air entendu. 

Joyeux Noël !


Photo AFP


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