jeudi 22 décembre 2022

Dans un petit village du nord de la France, le 25 décembre 1914

 

Ma tendre Amélie,


Pour pouvoir t’écrire, je réchauffe mes doigts
engourdis en soufflant dessus. Mes efforts n’ont pas beaucoup d’effet. Je t’ai déjà dit que pendant une partie du mois de décembre, on a perfectionné nos installations ; la nuit pour ne pas attirer l’attention. Des régiments anglais, écossais et canadiens sont aussi arrivés en renfort. Combien de temps va durer cette guerre ? Ça ne tiendrait qu’à nous, nous qui creusons, calfeutrons, assaillons et mourons, il y a longtemps que les combats auraient cessé. Car, dans les tranchées de l’autre côté, c’est kif kif. Les gars, ils sont forgerons, boulangers, cultivateurs, instituteurs, comme nous. Alors, à quoi bon tout ça ? On n’est guère plus que de la chair à canon. On sort avec notre Lebel. Ça siffle à nos oreilles, ça pétarade de tous côtés, la terre se soulève, le ciel gronde, autour c’est un déluge de métal. Des corps volent. On se replie, on ne sait pas qui a gagné ou perdu. Une seule chose est sûre, on rentre moins nombreux qu’on est partis. Tout en haut, les Princes de ce monde délibèrent de notre sort dans la soie et le champagne. La guerre, c’est abominable.
Heureusement, ici, il y a des moments de
grâce. Ça a commencé hier soir. Leur Etat-Major avait donné aux Anglais des colis avec des cigarettes et des écharpes. Les Allemands eux, ont recevoir des présents aussi. En levant la tête, on pouvait voir alignés, sur le bord de leurs tranchées, tout un tas de petits sapins. Et des bougies. Puis on les a entendus chanter. « Stille Nacht, heilige Nacht ». Douce nuit, sainte nuit... Les Anglais ont applaudi et ont répondu en entonnant « The first Noël ». C’était irréel. Ensuite, je ne sais pas trop ce qui s’est passé. Des officiers ont dû se parler et une sorte de trêve improvisée a été décidée. Tout à coup, on est sortis de nos tanières comme un seul homme et on s’est tous retrouvés au milieu du No Man’s Land. Certains parlaient français, d’autres traduisaient, ceux qui pouvaient baragouinaient en anglais. Tout à coup, j’ai retrouvé quelque chose que nous avions perdu, une forme d’humanité ; autour du feu, on riait, on se montrait des photos, on s’expliquait tant bien que mal ce qu’on faisait dans la vie civile, on parlait de nos femmes et de nos enfants. Rien que d’y penser, j’en ai encore des frissons et je retiens mes larmes, ma Mélie, ne te moque pas. Il était tard quand on s’est séparés sur la promesse de disputer un match de football le lendemain. J’ai dormi du sommeil du juste, la peur qui tenaille le ventre m’avait quittée. Aujourd’hui, les Anglais sont arrivés avec du chocolat et du tabac offerts par George V ! Les Allemands ont ajouté des sapins sur les remblais de leurs tranchées. Les Anglais n’en croyaient pas leurs yeux. Nous, avec les émigrés d’Alsace-Lorraine, depuis la guerre de 1870, on est habitués à cette tradition. Mais les Anglais ! Ils écarquillaient leurs billes devant les guirlandes, les petits gâteaux, les étoiles qui décoraient les branches. Ma douce Amélie, tu vas sans doute trouver ça dérisoire ; on a fait le match et puis on a enterré nos morts. Après, il a fallu rentrer. Si seulement tout ça pouvait changer le cours des choses ! Se dire que de chaque côté, on nous oblige, contre notre volonté, à nous entretuer, m’est insupportable. Tu sais ce qui arrive à ceux qui se rebellent. Je fais le vœu que tout cela se termine vite et qu’on réalise que la fraternité est ce qui peut sauver le monde. J’espère. De tout mon cœur je t’embrasse et souhaite pour nos enfants une terre meilleure.
Ton Pierre qui t’aime

 

Photo prise par Roger Tardy du 4ème génie

 

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