mardi 28 mars 2023

May et Chance


Fin du XIXe siècle. May Dodd, parce qu’elle ne vivait pas selon les codes de la société bourgeoise de Chicago dont elle faisait partie, a été séparée de ses enfants et enfermée par son père dans un asile. Pour échapper à cet enfer, elle accepte de participer à un programme gouvernemental et rejoint un convoi de femmes blanches destinées à épouser des hommes de la tribu des Cheyennes. Dans sa nouvelle vie, elle découvre les traditions des natifs et comprend que les sauvages ne sont pas forcément ceux que l’on croit. (Mille femmes blanches). Elle lutte contre les troupes du gouvernement. Gravement blessée, elle disparaît et elle est déclarée morte. Elle est pourtant bien vivante, en ce mois de décembre 1876, quelque part dans le Wyoming. Avec son amant, Chance, elle quitte le monde des Indiens pour partir à la recherche de ses deux premiers enfants. C’est un long voyage qui s’annonce pour la jeune femme, plus déterminée que jamais. Brouillant les pistes sur son identité, parvenant à se confier lorsqu’elle rencontre une belle âme, elle surmonte de nombreux écueils, accompagnée de l’homme qu’elle aime, mais aussi Horse Boy, un jeune et agile cheyenne qui lui est fidèle, et Martha, compagne de ses aventures passées. May parviendra-t-elle à ne pas se perdre dans les cultures différentes qui sont désormais les siennes ? Pourra-t-elle approcher ses enfants, leur expliquer ses tribulations ? Pardonnera-t-elle à ceux qui lui ont fait du mal ?
May et Chance
peut tout à fait se lire indépendamment de la trilogie qui le précède. Se plonger dans les autres ouvrages reste cependant un (gros) plus pour embrasser et le décor et les protagonistes, dans leur globalité et leur richesse. J’avais déjà consacré une chronique à cette épopée incroyable lors de la sortie du troisième et dernier tome, en 2019*. L’aventure avait commencé avec un premier roman, paru en 1998 sous la forme des journaux intimes fictifs de l’héroïne. Il est toujours un peu triste d’abandonner un personnage (surtout après l’avoir accompagné et/ou attendu avec fascination pendant vingt ans). Aussi, la sortie de cet opus inattendu, en novembre dernier, m’a-t-elle réjouie. Cette fois, May Dodd revient sur ses pas et, forte de son expérience, affronte son ancienne vie et ceux qui ont fait basculer son existence. Les figures, familières, sont toujours aussi attachantes, les émotions au rendez-vous. Ce nouvel épisode, sous la plume légère de Jim Fergus, permet de boucler la boucle et d’éclaircir les zones d’ombre qui persistaient. Il vous entraînera dans une fresque captivante, avec une personnalité féminine haute en cou-leur et terriblement romanesque. Cette lecture, facile et addictive, apporte une bouffée d’air pur, ravive la soif de liberté, attise notre imagination et nous offre un moment évasion sauvage. Que demander de plus ?

 

 

May et Chance. Jim Fergus. Le Cherche-Midi. 23


La trilogie : Mille femmes blanches. La vengeance des mères. Les Amazones. Jim Fergus. Editions Pocket. 14,90
* Le deuxième tome est sorti en 2016

dimanche 26 mars 2023

Mon crime


 


J’ai lâché mes livres pour aller au cinéma. Et je ne l’ai pas regretté. Comme il est adapté d’une pièce de théâtre de Georges Berr et Louis Verneuil (dont je vais m’empresser de chercher le texte), le film Mon crime a toute sa place ici. L’histoire ? Une jeune comédienne sans le sou (Nadia Tereszkiewicz) rencontre, pour un futur rôle, un producteur qui tente d’abuser d’elle. Peu de temps après, le bonhomme est retrouvé assassiné. La jeune fille n’a rien à voir avec le meurtre mais elle fait figure de coupable idéal. Son amie et colocataire (Rebecca Marder), fauchée comme elle, avocate, comprend vite comment la publicité autour d’une telle affaire pourrait être bénéfique à leurs carrières respectives. L’actrice, Madeleine Verdier, s’accuse donc du crime. Le juge Rabusset (magnifique Fabrice Luchini) se gausse d’avoir élucidé l’affaire si rapidement. Pauline, l’avocate, plaide brillamment la légitime défense. Les journalistes s’affolent. Un investisseur marseillais (inattendu Dany Boon), ayant acheté peu avant en viager l’appartement du producteur, se frotte les mains de sa bonne fortune. Un industriel fauché refuse de voir son fils épouser une criminelle. Une vieille actrice sur le retour, Odette Chaumette, fait son apparition dans le décor. Dans Mon crime, François Ozon, inspiré, renoue avec l’esprit de Huit femmes. Dès les premières images, on est littéralement transportés dans les années 30. Les décors, la garçonnière Art Déco, Danielle Darrieux lumineuse à l’affiche du cinéma (clin d’œil au film évoqué précédemment), les tractions rutilantes... tout est minutieusement reconstitué ! Et les costumes, un sans-faute ! Les personnages de Madeleine et Pauline arborent des toilettes d’une élégance folle (Chanel n’est pas loin). Odette, à laquelle Isabelle Huppert donne un irrésistible grain de folie, souligne son anachronisme avec ses robes et chapeaux à la Sarah Bernhardt. Les situations sont divinement cocasses. Le texte, éblouissant et drôle, dans un contre-courant subtil, dénonce avec un comique savoureux les inégalités de la société et les travers des humains. La quête de la gloire et de la richesse, la cupidité, la reconnaissance à tout prix, le statut social et j’en passe... Ce film est un bonbon acidulé, une réjouissance dont il ne faut pas se priver. On ressort subjugué par l’intelligence des dialogues, la malice des acteurs, l’esthétique impeccable, l’humour tout en finesse. Courez vite au cinéma et ne manquez pas le générique de fin !


dimanche 5 mars 2023

Tant que le café est encore chaud


 Fumiko Kiyokawa a vu l’homme qu’elle aimait partir pour les Etats-Unis sans être capable de lui faire part de ses sentiments. Une semaine après leur rupture, elle revient dans le petit établissement où ils ont pris un café avant de se séparer. C’est un endroit assez surprenant, au sous-sol, sans fenêtre. Trois tables pour deux personnes ainsi qu’un bar exigu, éclairés par une demi-douzaine de lampes. Des horloges accrochées au mur, on ne sait pas, à première vue, laquelle donne la bonne heure. Au fond, une femme avec une robe blanche est plongée dans la lecture d’un roman. Ce lieu véhicule une légende selon laquelle il serait possible, en dégustant un café particulier, de retourner dans le passé. Fumiko veut tenter le voyage et dire à Gorô ce qui est resté coincé dans sa gorge huit jours avant. Après une longue négociation, Kazu, la serveuse, lui expose minutieusement les règles très strictes du voyage dans le temps. Chaque limitation fait douter un peu plus Fumiko : on ne peut pas changer le présent, le voyage dure tant que le café est encore chaud, si on reste plus longtemps, on est transformé en fantôme, on n’a pas la possibilité de bouger de la chaise sur laquelle on a fait le voyage et bien d’autres contraintes encore. Après un petit moment de découragement, Fumiko décide malgré tout de tenter l’expérience. Que va-t-elle retirer de ce troublant périple ? Funiculi funicula est le titre d’une chanson. C’est aussi le nom de ce café dont l’atmosphère pourrait être oppressante. Il se dégage pourtant de cet endroit une certaine paix. Funiculus, en latin, veut dire petite corde, cordon... Est-ce une évocation du fil qui nous relie au passé ? J’étais assez réticente avec cette histoire de voyage dans le temps eu égard au paradoxe qu’il fait naître. Seulement, les règles très rigoureuses jugulent l’effet invoqué. A l’origine, ce roman de Toshikazu Kawaguchi est une pièce de théâtre. La traduction, la culture, différente, peuvent dérouter au départ. Puis, page après page, on se familiarise avec le style. Ce thème ésotérique est le support d’une forme d’introspection dont plusieurs femmes vont faire l’expérience. En se penchant sur qui elles sont et ce qu’elles veulent, à travers un événement de leur vie qui s’est déroulé dans ce café, elles vont se transformer, elles, à défaut de modifier le présent. On pourrait voir dans cet ouvrage atypique et délicat une expression de la psychanalyse. Ou tout au moins une réflexion philosophique sur ce que nos choix de vie impliquent. Le décor est immuable et omniprésent, la description en est redondante, comme pour l’ancrer. Le ding-dong de la porte d’entrée rythme les transitions. Les personnages sont campés avec grâce et simplicité. Ce sont des gens ordinaires, amenés à devenir les héros de leur propre existence. L’histoire est belle, tout simplement. Elle porte en elle la capacité de l’humain à l’amour, au pardon, à la transmission. 

 

Tant que le café est encore chaud. Toshikazu Kawaguchi. Livre de Poche 7,40€

mercredi 8 février 2023

Presque le silence

 


C’est l’été dans le sud de la France. Cassandre passe les vacances au rythme des cailloux, de la rivière, des herbes, des mues de vipères et des mûres sauvages. Son grand-père, Jean, lui apprend la nature. Il supporte aussi ses colères, comme celle qui agite la petite fille lorsque son pépé refuse de lui offrir son Opinel. A treize ans, elle ne se trouve pas jolie avec sa tignasse rousse. Au collège, elle est le souffre-douleur, les autres la surnomment "le caniche". Elle est éprise de Camille, le garçon le plus beau de l’établissement, un passionné de chevaux pour lequel elle s’est inscrite au club équestre. Pas de bol, elle y brille plus que lui. Elle se rend chez un voyant pour en avoir le cœur net : Camille va-t-il l’aimer un jour ? L’oracle révèle cinq prophéties effrayantes à Cassandre. La jeune fille devenue femme veut éviter les écueils, protéger les hommes qu’elle aime, essayer de comprendre ses parents – si proches, si étrangers – et tracer son chemin en limitant les ondes de choc. Pourtant, telles des vagues s’écrasant inlassablement sur la grève, les phrases du devin hantent son quotidien dans un fracas souvent étourdissant. Peut-on conjurer le sort ? Changer le cours du destin ? L’âme de Cassandre est-elle noire au point de provoquer le naufrage du monde ?
Dix chapitres incisifs, un découpage heurté... ce qui est certain, c’est
qu’en ouvrant Presque le silence, de Julie Estève, je ne m’attendais pas à ça. Qu’espérais-je au fond ? Être surprise, happée, bousculée, comme on l’est souvent en lecture ? Sans doute. Mais là, c’est plus que ça. Le voyage est... apocalyptique. Que ceux qui cherchent un récit linéaire et gentillet passent leur chemin (ou pas). Le prénom de l’héroïne, il faut dire, pose déjà le décor. A travers la plume de l’auteur, le mythe est remodelé, travaillé avec fidélité et extrapolation. En
suivant le parcours de Cassandre depuis la sortie
de l’enfance jusqu’à la mort, on vit à travers ses yeux la palette des sentiments. Les grands chagrins, les humiliations, l’absolutisme de l’amitié, la passion amoureuse, l’amour filial, l’épanouissement professionnel, l’émerveillement de la maternité, les déceptions, les doutes, les fractures, les deuils, les vertiges, la folie... Julie Estève jette tout sur le papier d’une écriture écorchée, parfois dérangeante. Elle ne recule pas devant la violence. Elle fouille l’intime avec un style inventif et percutant pour en tirer un récit douloureusement poétique. Comment les hasards et les coïncidences d’une vie tissent la tragédie d’un effondrement extérieur, le dehors devenant métaphore du dedans ou l’inverse ? Au-delà du chaos, on entend l’écho de l’âme, on fait incursion dans l’invisible et on touche l’espérance d’un lien universel. Troublant.

 

 

Presque le silence. Julie Estève. Éditions Stock. 19,90.

mardi 24 janvier 2023


 Un petit village de la côte chalonnaise, pas très loin de Givry. Les vignes, le clocher, une décharge dans laquelle Samuel joue en attendant la rentrée en CM2. Son copain Alex habite le nouveau lotissement bâti sur les terres devenues constructibles du père Berthelot. Walkman vissé sur les oreilles, les ados du village se retrouvent près de la cabine téléphonique. On est en 1988. Sandra, la sœur d’Alex, fume des menthols et peine à s’intégrer. Gildas, le fils cadet d’une famille à problème, a le chic pour créer des embrouilles aussi facilement qu’on fait craquer une allumette. D’ailleurs, sa présence à deux pas de la grange en feu du père Berthelot est suspecte. Samuel, en se dirigeant vers la source des flammes, est pétrifié en croisant le voyou. Dans sa tête, un tourbillon. Gildas est-il coupable ou innocent ? Doit-il parler ou se taire ? Doit-il partager son secret avec Delphine, la fille du propriétaire, dont il est amoureux ? Elle est inconsolable de la mort de ses biquettes dans l’incendie. Pendant ce temps, Denise Derain, veuve esseulée dont la mémoire s’effiloche, attend le garçon qui lui apporte son lait tous les samedis. Le père Berthelot rumine. Sa jeune
femme, Jeanine, s’inquiète de sa santé déclinante. Le père Roque célèbre les enterrements, dit des messes, veille sur ses ouailles, entre en tentation. Comuzzi, le peintre, communiste dans l’âme, veut commémorer à sa manière le bicentenaire à venir de la Révolution. Pour le budget, il n’y a qu’à rogner sur celui octroyé aux fêtes de la Saint-Jean. Après tout, quid de la séparation de l’Église et de l’État ? Didier, le fils dont l’artisan veut faire son allié, a d’autres préoccupations. Qui ou quoi va mettre le feu aux poudres ?
Curieux titre pour une chronique villageoise : Gazoline. J’en cherche la définition exacte dans le dictionnaire au début de ma lecture : “Liquide inflammable issu de la distillation du pétrole / combustible volatile”. Un choix finalement pertinent, tant, au fil des pages, les situations, même les plus anodines, deviennent électriques, les intrigues sulfureuses, les péripéties propices à l’embrasement. Il y a les inclinations balbutiantes des garçons et des filles qui quittent l’enfance, puis celles, incandescentes et mal maîtrisées, de l’adolescence. Si le désir des adultes est malmené par la routine et les conventions, on le retrouve, sous les cendres de la vieillesse, pas totalement étouffé. On ne se perd pas dans la multitude des personnages, Emmanuel Flesch a structuré habilement son récit, passant au scalpel les activités et les travers des habitants. Il condense sous sa plume chirurgicale les querelles, aigreurs et
malentendus mais aussi les promesses et les espoirs.Tout ça au rythme des cloches qui sonnent, allégorie à la fois du temps qui passe et du caractère immuable de la nature humaine. Un roman qu’on ne peut pas lâcher ! 

Gazoline. Emmanuel Flesch. Editions Calmann-Lévy. 22,50€.