mardi 14 octobre 2025

Paris Hollywood

Ben Whyte, star d’Hollywood, vient à Paris faire la promotion mondiale de son dernier film. Journaliste pour le magazine culturel L’Œil Hebdo, Marianne Corvo nourrit pas mal de fantasmes à l’égard du bel acteur. Le sourire de Ben Whyte s’affiche sur son fond d’écran et à force de couvrir tous ses films, elle a fini par obtenir une sorte de chasse gardée. C’est donc tout naturellement que le rédacteur en chef pense à elle : Interview de l’acteur néo-zélandais, deux pages pour le lundi suivant. Dans les couloirs de l’hôtel Meurice, Marianne se sent comme un éléphant dans un magasin de porcelaine d’autant que Ben Whyte est réputé pour être désagréable avec les journalistes. Notre intervieweuse, catastrophe ambulante cousine de Bridget Jones, n’en mène pas large. Elle et son syndrome de l’imposteur se traînent jusqu’à la suite qui sert de salle d’attente à la Presse. Marianne se renverse du café bouillant sur la cuisse juste à temps pour se présenter, la jambe en feu et une grande tache sur le pantalon, devant un Ben Whyte « aussi avenant qu’un pont-levis en période de siège ». Elle enchaîne alors les gaffes, s’asseyant sur un humain, oubliant ses questions et son anglais, bredouillant d’affreux lapsus. Les minutes s’égrènent et l’interview tourne au désastre. Le soir, dans l’obscurité de sa chambre, Marianne, abattue, ne rêve que de « [s]’encastrer dans une poubelle et de refermer le couvercle, en attendant les services municipaux ». Le lendemain, l’attachée de presse la rappelle et lui offre une deuxième chance. Le cauchemar continue.

Depuis plusieurs mois, je voyais la couverture attractive de Paris Hollywood fleurir régulièrement sur les réseaux. La quatrième, tout aussi séduisante, laissait supposer une lecture estivale plaisante. J’ai finalement plongé dans ce roman juste avant l’automne et il a largement comblé mes attentes. J’espérais un gentil divertissement ? Dès les premières lignes, j’ai su qu’on était un cran au-dessus. La belle surprise ! Ce premier roman regorge d’humour et de finesse. Cécile Mury, journaliste cinéma à Télérama, tire les ficelles sans jamais tomber dans la caricature ou la guimauve. De sa plume alerte, elle signe une comédie romantique désopilante. L’autrice définit elle-même l’histoire de Marianne et Ben comme un « film à lire ». On tourne les pages de façon addictive, tout comme on est scotché à l’écran face à Love Actually ou Retour à Notting Hill, la richesse des mots et l’imagination du lecteur en plus. Cécile Mury maîtrise l’art de poser le décor et de décrire avec une grande décontraction les situations les plus cocasses. J’ai été emportée par le rythme, les références cinématographiques et musicales nom- breuses, explicites ou enfouies au détour d’une phrase (comprenne qui peut). Certaines scènes surréalistes, je pense au pétrin dans lequel notre héroïne se met au cours d’un gala de charité à Londres, m’ont fait pleurer de rire. Une pépite douce et hilarante à lire et à offrir sans restriction !


Paris Hollywood. Cécile Mury. Editions Flammarion. 21,50 €

lundi 29 septembre 2025

La sentence


 Tookie a mal démarré dans la vie. D’origine amérindienne, cette quadragénaire a été condamnée à soixante ans de réclusion pour un crime commis presque malgré elle. Au début de sa détention, l’une de ses anciennes professeures lui a offert un dictionnaire avec ce petit mot : « Voilà le livre que j’emporterais sur une île déserte ». Tookie le parcourt inlassablement et trouve alors dans la lecture une planche de salut. Les bibliothèques carcérales lui livrent tous leurs secrets. Lorsque les efforts de son avocat lui permettent de bénéficier d’une libération conditionnelle, elle est embauchée dans une petite librairie de Minneapolis. C’est une boutique modeste, dans un quartier agréable. Quand on pousse la porte bleue, on est assailli par le parfum de l’avoine odorante qui sert d’encens pendant les cérémonies et les rayons regorgent de romans, poésie, histoire et témoignages autochtones. Tookie déploie ses talents de commerciale et résiste à l’ancienne “elle”, qui aurait eu vite fait de piquer dans la caisse et recopier les numéros de carte de crédit. Très rapidement, la pulsion disparaît et la jeune femme, passionnée de lecture, se voue totalement à son métier. Un jour, alors qu’elle profite de sa liberté retrouvée, elle croise une vieille connaissance, celui-là même qui l’aimait secrètement avant son arrestation. Tout irait pour le mieux si, quelques temps plus tard, Flora, une cliente assidue décédée récemment, ne revenait pas hanter la librairie. Tout ça, alors que le récent assassinat de George Floyd met la ville à feu et à sang et que le Covid s’invite.
Je découvre Louise Erdrich avec La Sentence. Dès les premiers instants, l’écriture intelligente donne envie. A travers le personnage de Tookie, l’autrice brosse un magnifique portrait d’héroïne. Elle donne aux autochtones une voix que j’ai jusque-là peu entendue. On découvre l’absence de socle qui mène à la prison, le chemin vers la liberté grâce à la littérature, les tentations, l’incertitude, la lutte pour la normalité, la recette fragile du bonheur. La librairie, minutieusement décrite, sert de décor vibrant aux événements. Les références égrènent les pages, comme autant d’invitations à découvrir des incontournables de la littérature américaine. Les personnages féminins, vivants ou morts, mais tous hauts en couleur, nourrissent l’intrigue où se télescopent liberté, amour, racisme, transmission, croyances… Tookie s’affaire au milieu de tout ça, en proie au doute souvent mais sans jamais se départir d’une bonne dose d’autodérision. Comment compose-t-on avec la culpabilité ? Comment se forge-t-on une identité ? Que veut le fantôme de Flora ? Autant de questions qui emportent le lecteur. On est tenu en haleine de bout en bout par la finesse, l’humour, le charisme des personnages … Lorsqu’il faut se résoudre à les quitter, on peine à fermer la porte de cette librairie. On aimerait bien traîner encore un peu entre les rayonnages. Puisqu’il faut tourner la page, on se promet de retourner vite chercher un autre roman de la même autrice. A découvrir !


La Sentence. Louise Erdrich. Editions Le Livre de Poche. 9,90 €.

dimanche 14 septembre 2025

La bonne mère

Marseille, Notre-Dame de la Garde perchée, le vieux port, les calanques, les cagoles. Le soleil explose à chaque ligne lorsque Véro prend la parole. Véro, elle a les ongles peints, les cheveux décolorés, des jupes courtes et elle est fière. Mâcher ses mots, c’est pas son style. Avec son mari, le Napolitain, chauffeur de taxi, ils se sont décarcassés pour que leur fille, l’intello de service, fasse des études. Ça a été dur de lâcher la petite, de la voir partir, sur le quai de la gare, vers les nouvelles aventures de sa vie d’adulte. La voilà qui revient. Et Paris a déteint sur elle. En plus elle ramène un “girafon” à la maison. Celui-là, la mère de Clara le flaire tout de suite, elle va pas pouvoir l’encadrer. Elle fait des efforts pour sa fille mais franchement, ce type, elle le sent pas. Il est tout raide et très bourge, poli, mais sous des dehors souriants, elle est certaine de son mépris. Clara a tout fait pour s’extirper de sa condition. Elle a un pied dans chaque monde. Un numéro d’équilibriste. Elle ne renie pas sa mère, non. Mais elle est très amoureuse de son brillant compagnon. D’ailleurs, elle a quasiment emménagé chez lui. Elle apprécie son côté rebelle. En effet, dans son milieu à lui, les couples sont plutôt adeptes du PAM (pas avant le mariage). Leurs univers peuvent-ils cohabiter ? Sous le vernis, celui, criard, de la mère, celui, plus lisse, de la fille, n’y a-t-il pas d’autres fêlures ?

La Bonne Mère, c’est ainsi qu’on surnomme la Basilique Notre-Dame de la Garde et son imposante statue de la Vierge protectrice. Le livre sillonne les hauts et les bas de la relation mère/fille en jouant sur le fond, mais également sur la forme, puisque le récit se fait à plusieurs voix, sur deux registres de langage différents. Celui de la mère, direct, parlé, prolétaire assumé et celui de Clara, l’intellectuelle qui a gommé son accent et veut se hisser dans des sphères où son raisonnement résonne. Ce qui ressemble d’abord à une fresque sociale sur fond de transfuge de classe s’avère être, au fil des pages, une peinture bien plus subtile des relations humaines et du couple. Peu à peu, au nord comme au sud, le doute s’infiltre, les fractures se révèlent, le déni perd du terrain. Mathilda Di Matteo fait surgir la violence comme souvent dans la vraie vie. A petites touches insignifiantes. Un mouvement d’humeur vite pardonné, une remarque en apparence anodine et le poison s’instille, quel que soit le milieu social dont on est issu. Là, bizarrement, les codes sont toujours les mêmes. Mère et fille, dans leurs errances et leurs tâtonnements, apprennent. Chacune de son côté, puis ensemble et accompagnées d’une garde rap-
prochée de femmes, elles font triompher l’amour, malgré la douleur. Les hommes, défaillants ici, mais pas jugés, s’effacent sans avoir mis en œuvre cette capacité à l’introspection qui leur aurait permis de trouver leur juste place. Un premier roman lumineux qui déjoue les apparences.


La Bonne mère. Mathilda Di Matteo. Éditions L’iconoclaste. 20,90 €.

mardi 2 septembre 2025

Nous sommes faits d’orage

Albanie, 2023. Sarah découvre le village sans nom et la maison léguée par sa défunte mère avec pour seule consigne : « Trouve Elora ». Exilée en Islande depuis l’âge de cinq ans, elle ne sait pas ce qui la rattache à cet endroit. Son père est mort jeune mais ses autres questions n’ont jamais obtenu qu’une réponse : « tout ira bien ». Pour rejoindre les montagnes et les pierres de son héritage, Sarah s’est adressée à Niko, un des derniers habitants du lieu déserté après la chute du régime socialiste. L’Albanie, mystérieuse et sauvage, livre peu à peu, en bribes soufflées par le vent, les croyances ancestrales. La Kulshedra, esprit ou monstre, déesse ou métaphore, dont le cœur bat au rythme de la terre, protège la nature des agressions. Sa colère contre les hommes irrespectueux peut être destructrice. Pour comprendre, il faut remonter au temps des vieilles légendes, ou alors à la fin des années 1970, quand naît une fille aux yeux couleur de feu. Peu à peu le décor se dessine dans ces hauts plateaux, lieux de vie reculés et préservés de la collectivisation par leur isolement. Jusqu’à ce jour de 1990 où la république populaire, à bout de souffle, envoie un de ses sbires pour mettre le village au pas. Les prédictions les plus sombres sont sur le point de se réaliser. 

Si on peut être dérouté, au début, de devoir jongler entre les années, on est très vite happé par la puissance du récit de Marie Charrel. On se familiarise avec ces protagonistes que l’on croise successivement à différentes époques de leur vie. Au fur et à mesure que leur portrait est brossé, on pénètre au cœur de leur fonctionnement. Une femme douée de seconde vue, les autres soudées par la force des traditions, parfois libératrice, parfois dévastatrice. Les hommes rudes, droits, attachés à leur liberté et à leur montagne pour certains, curieux du monde pour d’autres. Elora, libre et différente. Il y a la jeunesse et la révolte. La soumission et l’abnégation. La poésie et l’espoir puissant qu’elle véhicule quand on est bâillonné. Chapitre après chapitre, on suit les aventures de Dritan et Elora, de Sarah et Niko, dans les secrets entremêlés et les mutismes qui, peu à peu, font place à la vérité. L’écriture est âpre et douce à la fois. Elle explore le rapport à la nature, les notions d’émancipation et d’enfermement, fouille les liens amicaux, familiaux et les loyautés qui en découlent, forgés dans une culture dont, nous, Français, ignorons tout. La toile de fond du régime dictatorial entraîne les personnages à dévoiler les facettes contradictoires enfouies dans chaque être humain. Comment réagir face à l’univers, au pouvoir, à la violence, l’amour, à la place de l’individu dans la société ? Marie Charrel examine avec maestria toutes les pistes, de la vengeance à la fuite, de la trahison au pardon, de la colère à l’acceptation, de la mort à la vie. Un roman d’une grande intensité, impossible à lâcher !


Nous sommes faits d’orage. Marie Charrel. Éditions Les Léonides. 21,90 €

lundi 7 juillet 2025

L'été nous met à la page

Montgolfière dans le ciel azur de l’aube ou du crépuscule. Douce brise, morsure du soleil ardent sur nos bras nus. Bourdonnements fous d’insectes piégés par les murs de la maison. Explosion des parfums, melon, pêche et épices mêlés sur les étalages chamarrés du marché. Fraîcheur du thé glacé dégusté à l’ombre d’un grand arbre. Et des livres. Sur la serviette de plage, le transat du jardin, dans le vide-poche de la voiture, sur la table basse d’un salon aux volets clos. Pas de doute, c’est l’été ! L’écume des pages nous emmène en voyage.

 

 

A Gabarny (ville imaginaire) et Lille, pour une chasse au trésor avec Chloé, mère et belle-mère débordée par un quotidien pesant. Secrets de famille, répartition des rôles, argent, violences conjugales, amour… dans Une époque en or, Titiou Lecoq crée une fiction imprégnée des sujets de société qu’elle traite dans ses essais. C’est drôle et bien senti. Intelligent. (L’Iconoclaste)

Cap à l’ouest avec Cézembre d’Hélène Gestern. Yann a fui depuis longtemps la Bretagne et la tutelle insupportable de son père. Lors de la succession, il hérite de la maison familiale à Saint-Malo et en explore les archives. Déterminé à comprendre les vieilles rancœurs et mettre à jour sa vérité, il amorce une enquête qu’on suit avec avidité. Captivant. (Folio)

Rejoignons Daphné du Maurier à L’Auberge de la Jamaïque, sur une côte battue par les vents et les mystères. Relire des classiques est toujours instructif. Le rythme de l’action y est plus lent, les descriptions plus fouillées, le style, léché. Ici, Mary, jeune femme orpheline, se confronte à son oncle, propriétaire d’un établissement hôtelier où ne s’arrête plus aucun client. Haletant. (Le Livre de Poche)

 


 

Après les brumes océanes, la lumière de l’Italie du XIXe siècle. Anna suit son mari dans le talon de la botte. Femme instruite et passionnée de littérature, elle bouscule les convenances et devient La porteuse
de lettres
. Dans ce premier roman, Francesca Giannone explore avec sensibilité les blessures de la vie, erreurs d’aiguillage et autres sentiments humains. Émouvant. (Albin Michel) 

Bombes autrichiennes en 1915 sur les cimes italiennes du Frioul. Porteuses d’un autre genre, Agata et ses compagnes gravissent la montagne familière et acheminent munitions et nourriture nécessaires à la survie de leurs soldats. Un tireur d’élite ennemi perturbe les ascensions. Dans Fleur de roche, Ilaria Tuti peint une nature abrupte, une époque rude, des sentiments puissants. Envoûtant. (Le Livre de Poche)

Un camping-car, une jeune prostituée, une vieille mexicaine, des ecclésiastiques outrés, un prêtre et deux tueurs tout droit sortis d’un film de Tarantino, des miracles ou plutôt, des résorptions. Tel est le programme de Stella et l’Amérique. Un road trip pas comme les autres, déjanté et jubilatoire dans lequel nous propulse la plume incandescente de Joseph Incardona. Désopilant. (Pocket)

Sur le continent américain toujours. Dans la famille Padavano les sœurs ont un air de ressemblance avec Les quatre filles du Docteur March. William, étudiant et basketteur prometteur est esseulé. Deux univers s’emmêlent, s’épousent, se déchirent, se reconstruisent. Les bien-aimés est une saga éblouissante. Avec pudeur et délicatesse, Ann Napolitano nous livre le parcours de résilience d’un héros
masculin. Important. (Les Escales) 

Entre la France et le Japon, à cheval sur la Seconde Guerre Mondiale et aujourd’hui, Akira Mizubayashi, après l’admirable Âme brisée, écrit une Suite inoubliable. Une luthière brillante, digne
héritière de sa grand-mère, répare un Goffriller, violoncelle aussi ancien que précieux. Elle découvre à l’intérieur une relique qui la mène sur la trace du passé. Bouleversant. (Folio) 

Qui ne rêve pas d’un grand mas provençal aux murs frais, piscine et grillons, lieu quasi mystique protecteur des réunions familiales ? Les Frangines d’Adèle Bréau retrouvent chaque été leurs parents dans cette propriété idéale. Mais tout a basculé la saison dernière, quand le père a quitté la mère. L’ordre des choses est rompu, l’heure d’ouvrir son cœur et de se dévoiler est arrivée. Touchant. (Le Livre de Poche) 

Les lecteurs soucieux d’équité me pardonneront une sélection où dominent les autrices. Acte totalement involontaire puisque je ne saurais trop conseiller aux tatillons de se tourner vers Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (glaçant), La vie n’est pas un roman de Susan Cooper de Stéphane Carlier (hilarant) ou encore Syngué Sabour d’Atiq Rahimi (troublant), tous écrits par… des hommes ! Pensez quand même aussi à Stupeur, de Zeruya Shalev ou encore Le grand feu, de Léonor de Récondo. Ah… Une voix s’élève du haut-parleur et annonce mon départ imminent pour le nord de l’Italie avec Le Duc et Matteo Melchiorre. Ciao, et à tous, bon été en lectures ! 


 


mercredi 25 juin 2025

Ce que je sais de toi

 


Couronné par de nombreux prix, dont le Femina des lycéens en 2023, ce roman est longtemps resté figé dans ma bibliothèque après que les premières pages ne m’ont pas convaincue. Parfois, un rendez-vous littéraire est simplement différé. Dernièrement, n’ayant plus rien à me mettre sous la dent, je repense à ce livre. Je reprends la lecture où je l’avais interrompue (après plusieurs tentatives infructueuses), autour de la page 40. Oui, je sais, ça n’est pas beaucoup, d’habitude, je me donne au moins 80 pages avant d’abandonner. Mais là, je n’y arrivais pas. Bref. Me voici au moment où, après avoir décrit l’enfance et l’adolescence de Tarek, auquel il s’adresse à la deuxième personne du singulier, le narrateur évoque les retrouvailles entre Tarek et Mira, quatorze ans après leur première rencontre. L’action se déroule au Caire entre la fin des années 60 et le début des années 2000. Tarek, devenu médecin comme son père, a épousé Mira et repris le cabinet du patriarche à la mort de ce dernier. Début des années 80, sur le papier, Tarek a tout réussi. Pourtant, plane un indéfinissable malaise. L’ouverture d’un dispensaire dans un quartier défavorisé apporte une bouffée d’oxygène à Tarek qui se lie d’amitié avec Ali, un jeune homme soucieux de la santé déclinante de sa mère, dont il fait son assistant. Il offre au jeune homme des perspectives d’avenir auxquelles son origine modeste ne lui permettait pas de rêver. Au fil des mois, au côté d’Ali, les certitudes de Tarek sont ébranlées, vacillent et tout vole en éclat. 

Cette fois je n’ai plus lâché Ce que je sais de toi jusqu’à la dernière page en me demandant pourquoi, au départ, j’avais été si réfractaire à ce premier roman d’une grande sensibilité et d’une maîtrise totale. L’auteur pénètre au cœur d’une famille levantine chrétienne, avec ses secrets et des non-dits pesants qui en divisent les membres. D’une écriture fine et intelligente, il cisèle habilement ses personnages féminins, la matriarche amoureuse de la France, la sœur de Tarek, prisonnière des secrets, Mira, drapée dans son mensonge. Éric Chacour dépeint l’Égypte colorée et multiple d’avant l’arrivée du rigorisme religieux avec une grande sensualité. Mais même dans cette société, on ne franchit pas certaines limites. Et les femmes vont s’acharner à préserver les apparences, quel qu’en soit le prix. Pourtant, la loyauté va-t-elle au silence ou à la vérité ? La quête, menée par un narrateur dont on découvre l’identité assez tard dans la lecture, fait émerger peu à peu du brouillard une réalité tue au nom de la bienséance. Mention particulière pour l’évocation pudique d’Huntington, une terrible maladie neurodégénérative. Par un récit empreint de délicatesse, sans que jamais ne pointe l’ombre d’un jugement, l’auteur expose les dégâts du silence sur les êtres et offre à tous la possibilité de réapprendre à conjuguer le verbe aimer.


Ce que je sais de toi. Éric Chacour. Éditions Philippe Rey. 22 €

vendredi 13 juin 2025

La Petite Bonne

Quoi de plus contraignant que le travail d’une bonne ? Ne pas se poser de questions, préparer son matériel, trimer et se taire pour conserver son travail, coûte que coûte, afin d’avoir de quoi se nourrir et se loger. C’est en vers “libres” que se déroule pourtant le récit de la vie de cette jeune femme, prisonnière du labeur. Cer-taines rumeurs évoquent les débordements de patrons lubriques et les conséquences souvent dramatiques pour leur personnel féminin. Chez les Daniel, la Bonne n’a rien à craindre. Monsieur est en fauteuil roulant, mutilé -il n’a plus ni pieds ni mains- et défiguré par la Guerre -une gueule cassée. L’homme s’appelle Blaise. Le temps s’égrène sans que sa demi-vie prenne sens. Il demeure dans la claustration. A ses côtés, la dévouée Alexandrine a épousé le destin brisé de son mari. Elle aussi s’est retirée du monde et veille au confort de l’infirme. Seulement, elle est épuisée ; elle le sent mais refuse de le penser, comment se plaindre alors que le sort de son époux paraît bien plus cruel ? L’homme est-il dur ? Étouffé par la com-passion de son épouse ? Pétri de culpabilité de la voir gâcher son existence à côté d’un monstre à moitié mort ? Blaise parvient à convaincre Alexandrine de s’éloigner pour quelques jours, de remettre un pied dans la société en acceptant l’invitation d’une amie. La Bonne pourra s’occuper de lui. Il a une demande particulière à faire et doit se trouver seul avec son employée. Son plan va-t-il se dérouler comme prévu ?

Les premières lignes ont suscité un petit recul. Quoi ? Des vers ? Cet effet de style est-il vraiment indispensable à l’histoire ? Ne pas s’arrêter aux apparences. Poursuivre la lecture. La prose arrive bientôt, puis, d’autres vers, écrits sur le côté droit de la page quand les premiers étaient à gauche. La façon dont chaque protagoniste s’exprime est donc visiblement marquée et vient appuyer cette partition à trois voix. Celles de la Bonne, d’Alexandrine et de Blaise. Chacun à sa manière est enfermé et par touches successives, se livre sur ses blessures. Bérénice Pichat nous entraîne dans un suspense tourbillonnant là où pourtant, les âmes semblent stagner. Les silences, les immobilités contrastent  soudain avec le bouillonnement provoqué par le changement de paramètres. L’immuabilité de l’ordre établi renversée sans bruit génère une confrontation inédite entre Blaise et la Bonne. D’un autre côté, Alexandrine, en mettant un pied à l’extérieur, découvre la fracture entre la réalité fantasmée et l’expérience. Avec une plume précise, l’autrice ménage son effet tandis que le lecteur est emporté dans des montagnes russes émotionnelles. Une mention particulière pour la description éblouissante d’une révélation musicale. Avec subtilité, le récit nous entraîne vers ce qui libère chaque protagoniste du carcan où il est isolé. La chute est magistrale. Ce roman, d’une grande délicatesse, est un bijou de littérature. Énorme coup de cœur !


La Petite Bonne. Bérénice Pichat. Éditions Les Avrils. 21,10 €.