vendredi 13 juin 2025

La Petite Bonne

Quoi de plus contraignant que le travail d’une bonne ? Ne pas se poser de questions, préparer son matériel, trimer et se taire pour conserver son travail, coûte que coûte, afin d’avoir de quoi se nourrir et se loger. C’est en vers “libres” que se déroule pourtant le récit de la vie de cette jeune femme, prisonnière du labeur. Certaines rumeurs évoquent les débordements de patrons lubriques et les conséquences souvent drama-tiques pour leur personnel féminin. Chez les Daniel, la Bonne n’a rien à craindre. Monsieur est en fauteuil roulant, mutilé -il n’a plus ni pieds ni mains- et défiguré par la Guerre -une gueule cassée. L’homme s’appelle Blaise. Le temps s’égrène sans que sa demi-vie prenne sens. Il demeure dans la claustration. A ses côtés, la dévouée Alexandrine a épousé le destin brisé de son mari. Elle aussi s’est retirée du monde et veille au confort de l’infirme. Seulement, elle est épuisée ; elle le sent mais refuse de le penser, comment se plaindre alors que le sort de son époux paraît bien plus cruel ? L’homme est-il dur ? Étouffé par la com-passion de son épouse ? Pétri de culpabilité de la voir gâcher son existence à côté d’un monstre à moitié mort ? Blaise parvient à convaincre Alexandrine de s’éloigner pour quelques jours, de remettre un pied dans la société en acceptant l’invitation d’une amie. La Bonne pourra s’occuper de lui. Il a une demande particulière à faire et doit se trouver seul avec son employée. Son plan va-t-il se dérouler comme prévu ?

Les premières lignes ont suscité un petit recul. Quoi ? Des vers ? Cet effet de style est-il vraiment indispensable à l’histoire ? Ne pas s’arrêter aux apparences. Poursuivre la lecture. La prose arrive bientôt, puis, d’autres vers,écrit sur le côté droit de la page quand les premiers étaient à gauche. La façon dont chaque protagoniste s’exprime est donc visiblement marquée et vient appuyer cette partition à trois voix. Celles de la Bonne, d’Alexandrine et de Blaise. Chacun à sa manière est enfermé et par touches successives, se livre sur ses blessures. Bérénice Pichat nous entraîne dans un suspense tourbillonnant là où pourtant, les âmes semblent stagner. Les silences,les immobilités contrastent  soudain avec le bouillonnement provoqué par le changement de paramètres. L’immuabilité de l’ordre établi renversée sans bruit génère une confrontation inédite entre Blaise et la Bonne. D’un autre côté, Alexandrine, en mettant un pied à l’extérieur, découvre la fracture entre la réalité fantasmée et l’expérience. Avec une plume précise, l’autrice ménage son effet tandis que le lecteur est emporté dans des montagnes russes émotionnelles. Une mention particulière pour la description éblouissante d’une révélation musicale. Avec subtilité, le récit nous entraîne vers ce qui libère chaque protagoniste du carcan où il est isolé. La chute est magistrale. Ce roman, d’une grande délicatesse, est un bijou de littérature. Énorme coup de cœur !


La Petite Bonne. Bérénice Pichat. Editions Les Avrils. 21,10 €.

jeudi 5 juin 2025

Gianni le magnifique


    Pamela l’a surpris avec une autre. Elle l’a giflé ! Lui, l’héritier de la Fiat. Gianni Agnelli. La fureur du grand séducteur n’a d’égal que son amour de la vitesse et sa nature à flirter avec la mort. La fille à ses côtés a beau crier, le choc est brutal. Le réveil à l’hôpital, douloureux. L’occasion de faire le point ? Cette his-toire avec Pamela, il doit y mettre un terme. Il ne l’épousera jamais. Peut-être faut-il remonter plus loin dans le temps. Flash-back sur l’enfance dorée et les parents fantasques. Un couple libre et amoureux. Sept enfants et une nurse, Nanny Parker, pour mettre un peu d’ordre dans tout ça. Un père dévoué, Edoardo, convaincu que le club de football de la Juventus de Turin peut devenir un bon investissement. Une maman idolâtrée, Virginia, dont Gianni est le fils préféré. Giovanni Agnelli, le grand-père, a fondé la Fiat (Fabbrica Italiana Automobili Torino) en 1899. L’en-treprise prospère mais le fils préfère les Années Folles, la littérature et la poésie à la réussite indus-trielle. Déçu, le patriarche, nommé Senatore par Mussolini, décide que son petit-fils Gianni lui succèdera à la tête de l’empire qu’il a bâti. Mais le jeune homme, marqué par des drames successifs, entend bien s’amuser et profiter de la vie. Sera-t-il prêt un jour à recevoir les clés de la Fiat ? 

Pamela Churchill est une maligne. Elle trouve toujours l’occasion de se faufiler dans les sagas de Stéphanie des Horts. Elle est une sorte de fil rouge (roux) flamboyant, qui relie ces histoires les unes aux autres. Celle-ci commence dans le fracas d’une gifle et le craquement de la tôle accidentée. L’objectif de l’autrice se déplace, direction l’Italie. Au fil des pages, on côtoie Malaparte ou encore Truman Capote. Les réceptions ont lieu dans des décors dignes des romans de Francis Scott Fitzgerald. On file à vive allure sur une mer d’huile, installé dans des yachts aux ponts de teck. On croise Jackie Kennedy. Chaque page tournée a le goût d’un bonbon gorgé de soleil et de chaleur, parfumé aux embruns de la Méditerranée. Le XXe siècle, furieusement romanesque, offre un cadre aux tragédies. Les amours, les guerres, les accidents, sont autant de reliefs qui construisent les légendes. Encore faut-il rassembler une solide documentation pour étayer le récit. Stéphanie des Horts excelle dans cette tâche. Comme d’habitude, grâce à une narration rythmée, elle emporte son lecteur au cœur de la vie des grands qui ont fait l’Histoire et dont la petite nous passionne tout autant. On ne fait qu’une bouchée des 300 pages. On fonce ensuite sur internet pour découvrir les photos de ces personnages qui ont repris vie sous cette plume dynamique. On se verrait bien au mouillage dans la baie des milliardaires, alangui sur la plage avant d’un hors-bord, à tourner les pages en écoutant le clapotis de l’eau contre la coque, prêt à sauter dans les eaux limpides pour se rafraîchir à la baignade après la lecture. Nu, évidemment.


Gianni le magnifique. Stéphanie des Horts. Éditions Albin Michel. 21,90 €

mardi 13 mai 2025

Revoir Palerme

Le soleil alpage le lecteur dès la couverture, gorgée de couleurs du sud, feuilles, fleurs et fruits de l’oranger. On embarque sans préambule pour la Sicile avec Constance. Elle a pris le ferry pour honorer une promesse faite à sa grand-mère, Rose, et part sur les traces de son aïeule qui autrefois, arpenta Palerme. C’était lors du tournage du film Le Guépard, de Luchino Visconti, en 1962. Rose y était alors costumière. De cet épisode de sa vie, elle n’a rien raconté. Ni à sa fille avec laquelle elle entretient des relations distantes, ni à sa petite-fille, très proche. Pourtant, chaque année, un expéditeur anonyme lui envoie une bouteille de parfum sicilien. Les fragrances de fleur d’oranger qui s’en dégagent semblent ranimer des souvenirs dont aucune bribe cependant, ne franchit la bouche de la vieille dame. Tiraillée par ses secrets, Rose a-t-elle renoncé à revoir Palerme ou espère-t-elle un dernier voyage ? Constance, à la faveur de son mémoire de master, se rend sur place. Les podcasts qu’elle a créés sont aussi l’occasion d’aller capter les bruits de l’exubérante capitale de la Sicile. La jeune femme s’y sent tout de suite chez elle. Elle approfondit son italien, côtoie étudiants et artistes, visite des expositions, assiste à des spectacles. Elle aime se perdre dans les rues de la ville, s’imprégner de l’atmosphère, respirer les effluves, écouter les tumultes et les silences. Qu’est-elle venue chercher et que découvrira-t-elle ?

Nouvelle venue dans le paysage de l’édition, la Maison Pop, avec sa collection Voyages Voyages, propose des ouvrages mettant à l’honneur une ville et les richesses qui la composent : une histoire, des coutumes ou légendes, ses habitants. Il n’en fallait pas plus à Magali Discours, dont on connaît l’attachement à l’Italie, pour nous entraîner dans son sillage sur les traces de Constance et du Guépard. Elle partage avec nous son amour pour Palerme et met nos sens en éveil, avec une mention spéciale pour les sons. On sait combien, avec les odeurs, ils donnent une teinte particulière à nos souvenirs. Les personnages sont attachants, qu’on fasse un bond dans le passé ou qu’on arpente la place Quattro Canti au présent. L’italien chantant nous accompagne à chaque tête de chapitre. En exposant l’intrigue du film, tiré du roman éponyme de Giuseppe Tomasi, Prince de Lampedusa, l’autrice nous incite à découvrir ou redécouvrir l’histoire de l’Italie, les codes de la noblesse et les conséquences des choix faits pour s’adapter à l’époque. En parallèle, elle explore les malentendus de la vie de Rose, creuse pas à pas un chemin de vérité. Quelle que soit la période, les héros ne sont-ils pas toujours tiraillés entre le cœur et la raison ? La belle écriture de Magali Discours nous accompagne tout au long de ce voyage, nous invite à la réflexion, attise nos envies. On en redemande… En bonus, on visionne la série Le Guépard mais on lâcherait bien tout pour prendre le premier avion à destination de la Sicile.

Revoir Palerme. Magali Discours. Editions Maison Pop. 19,95 € 

dimanche 4 mai 2025

Mon vrai nom est Elisabeth

 

Jean-Louis a décidé d’en finir avec la vie. Depuis dix ans, il s’est isolé, puis détaché des biens matériels. Il a gardé quelques livres, une petite photo de sa mère, Betsy, et transmis des instructions à une de ses sœurs. Pourquoi la photo de cette mère absente dans les affaires du suicidé ? « C’est le dernier chapitre de ton enquête » dit la sœur désignée, grand- mère de la narratrice. Le mystère autour de Betsy est le leitmotiv de cet ouvrage. Un silence opaque entoure son histoire. Cette femme de la haute-bourgeoisie n’a pas élevé ses six enfants ; elle a été diagnostiquée schizophrène et internée pendant de longues années. Les trous sur ses tempes sont les témoins d’une lobotomie. Voilà ce qui suinte des mémoires et fait que toutes les filles de la famille ou presque craignent la folie, la fragilité. La narratrice n’est pas épargnée. Elle interroge les derniers proches qui ont connu l’aïeule et dont les témoignages, poussifs, montrent la réticence à se livrer. Il n’y a rien à dire, Betsy, c’est un non-sujet. Cette femme énigmatique, ombre fine et fantasque, s’efface derrière André, son mari, une figure stable qui a assis son rôle de patriarche auprès de sa nombreuse descendance. La narratrice est chercheuse alors elle explore les archives hospitalières pour tenter de reconstituer ce puzzle que le récit familial maintient si lacunaire.

Roman, essai, enquête, Mon vrai nom est Elisabeth est à la croisée de ces trois genres, inclassable. On passe des ânonnements de descendants peu diserts aux annotations des médecins dans les dossiers des patients. On parcourt la correspondance d’une jeune Betsy idéaliste que la guerre a séparée de son futur époux. Peu à peu, des hypothèses se dessinent, des certitudes se font jour. Adèle Yon s’attarde sur l’histoire particulièrement troublante de la lobotomie, une intervention invasive non curative, pratiquée par des hommes sur des femmes la plupart du temps (les individus de sexe masculins opérés étant toujours des enfants). Ce qu’elle découvre et partage avec le lecteur est édifiant. Au fil des pages, elle évoque sa colère, une colère semble-t-il transmise génération après génération. Pourtant, rien dans ses mots ne laisse éclater la violence des regrets, le dégoût d’une période où le pouvoir est aux pères de famille et où l’on tente par tous les moyens de bâillonner les femmes un peu trop libres d’esprit. Elle ne cherche aucune revanche. Elle scanne la société de l’époque (1940, 50, 60), dissèque les témoignages d’un grand-oncle ou d’une cousine, suit une piste inexplorée à partir d’une phrase anodine. Offre un nouvel éclairage. C’est captivant, instructif, glaçant. Son enquête s’appuie sur une solide documen-tation. Elle lève le voile sur un secret, délie le silence, libère les femmes d’un carcan ; à la lumière d’éléments concrets elle rend sa place à chacun et un juste hommage à cette mystérieuse et imprévisible Betsy.

Mon vrai nom est Elisabeth. Adèle Yon. Editions du sous-sol. 22,00 €.

Madelaine avant l'aube

Va vite. Dis-lui que c’est grave. Eugène abandonne son activité de débardage pour suivre l’enfant venu le prévenir. Le sang tape dans ses tempes, il cale ses pas sur le rythme du cheval qu’il ramène avec lui vers le malheur. Eugène le sait, tout a basculé. Il ignore qui, quoi et comment, mais ça s’est produit. Plus rien ne sera jamais comme avant. Avant, il y a Ambre et Aelis, les jumelles, inséparables. Le caractère d’Aelis ne s’accorde pas avec celui d’Eugène, son époux. Trois fils grandissent pourtant à leurs côtés. L’union d’Ambre et Léon, sabotier alcoolique, est restée infertile. Tous vivent aux Montées, à l’écart du village, un groupe de trois fermes. Rose, une vieille guérisseuse, occupe la dernière maison. La vie s’écoule dans le hameau, âpre et immuable. La terre appartient aux Ambroisie, auxquels on verse un impôt en échange du droit à exploiter les champs. Les mauvaises années, on lutte contre la faim, le froid. L’hiver fera des victimes. La mort rode. S’y habitue-t-on ? Une bête vole des œufs dans la grange. Rose essaye de piéger l’intrus accompagnée de Bran, qu’elle a recueilli lorsqu’il était tout petit. Une nuit, alertés par du bruit, ils se glissent jusqu’à leur appât. L’indésirable n’est pas un animal mais une petite fille, sauvage. Ils le sentent instinctivement, Madelaine, vivante, imprévisible, indomptable, va bousculer leur existence à tous.

On dit souvent des romans de Sandrine Collette qu’ils dégagent une part d’ombre. Un frein à la lecture, repoussée cent fois par crainte d’être aspirée dans un univers trop noir. Finalement, je me décide. Là, je vérifie que réduire l’œuvre de cette autrice à son aspect obscur est bien dommage. Cela occulte l’immense richesse du récit. Dans Madelaine avant l’aube, les phrases, parfaitement ciselées, capturent immédiatement le lecteur. Le froid s’immisce, la faim tenaille, l’injustice règne, oui. Mais la lumière est partout. Dans le regard que se portent les sœurs, dans la complicité des enfants, dans la ténacité de Germain, le fils aîné, dans l’obstination de Madelaine, dans la bonté d’Eugène, dans la chaleur du four à pain. Dans l’unité de tous, avec leurs forces et leurs failles, face à l’adversité. La façon dont ces individus, coupés du monde, survivent est fascinante. La famille a appris à respecter le pouvoir établi par la terreur que font régner les maîtres. Madelaine, elle, n’a aucun code, sinon celui d’un ordre des choses juste et raisonnable. Accrochée à un instinct viscéral de survie, elle fait, malgré elle, planer un vent de révolte. Madelaine ébranle les certitudes, premier pas vers la liberté ? Une écriture éblouissante au service d’une histoire à la fois terrifiante et magnifique. Un équilibre parfait entre les scènes du quotidien, superbement décrites, les portraits des protagonistes, bouleversants de sincérité, les rebondissements, la tragédie et le prix de la vie. Incontournable.


Madelaine avant l’aube. Sandrine Collette. Éditions JC Lattès. 20,90 €. Prix Goncourt des Lycéens 2024.

lundi 24 mars 2025

Les influentes

Dès le début, on est mis au parfum. Ça sent la mode à plein nez. On n’est pas au bout de nos surprises. Trois personnages féminins vont bientôt entrer dans la danse. Le premier chapitre nous emmène loin du prologue, changement de décor radical. Nous voilà chez Anne, une maman à la maison, qui doute beaucoup d’elle mais s’est découvert une passion pour la couture. Elle ne se prend pas au sérieux, cependant, quand ses productions se vendent à la kermesse de l’école, elle crée une collection et restructure son compte Instagram pour y poster les photos de ses sacs, pulls, vêtements et autres accessoires. Consciencieuse, elle y ajoute quelques vidéos et s’efforce de publier avec régularité. Ailleurs, dans un bureau du magazine féminin Attitude, Blanche de Rochefort a retrouvé une place dans la grande comédie parisienne après une longue traversée du désert. Elle connaît par cœur le bal des hypocrites. Elle qui a connu des hauts et des bas sait parfaitement se composer le masque de la femme distante revenue de tout. Elle lutte néanmoins pour rester sur son fragile piédestal et satisfaire les actionnaires chinois. Mais, au fond, il lui manque quelque chose. Myrtille est jeune, impatiente, opportuniste. Styliste pleine de talents, elle sent le pouvoir des réseaux sociaux et, grâce à sa maîtrise de leurs codes, décide de se faire une place dans le milieu féroce de la mode. Elle n’hésite pas à sacrifier son temps pour parvenir à ses fins. Lorsque le petit compte Instagram d’Anne s’affole, la nouvelle donne met en présence les trois protagonistes.
    On se glisse dans Les Influentes comme dans une pièce chic et confortable de son dressing. Sans effort et avec délectation. On sent que l’autrice connaît son petit monde sur le bout des doigts. Elle dépeint la rudesse de cet univers souvent fantasmé, le choc des rencontres. Anne, quadragénaire, authentique, dépassée par le succès inattendu, un peu grisée. Blanche, la petite soixantaine, gentiment méprisante, dépassée par le pouvoir grandissant des influenceuses, un peu blasée. Myrtille, jeune génération ambitieuse, dépassée par la réussite fulgurante, en quête de sens. D’une écriture fluide et légère, Adèle Bréau explore des thèmes essentiels : la place des femmes, le travail et le prix de la réussite, l’amour, la sororité, la raison d’être. Elle décrit avec finesse la découverte, la familiarisation avec de nouveaux repères, la griserie du succès, l’éphémère, le bousculement des valeurs, la prise de conscience, la volonté d’agir en accord avec une certaine éthique. Le sujet peut paraître futile mais la mode, le raout qui se joue autour, ne sont qu’un prétexte pour parler d’autre chose. L’autrice porte un regard sans indulgence et montre une subtile profondeur. La frénésie semble mener à la catastrophe, on devine la chute. Et si ça se terminait plutôt comme lorsqu’on ôte ses escarpins après la fête : soulagement, justesse, douceur ?


Les influentes. Adèle Bréau. Éditions JC Lattès. 21,50 €.

La colline ouvrière

[…] je suis seul avec mes questions : qu’ai-je fait ? Moi qui ai tenté de leur redonner vie par l’écriture, si j’avais accompli tout le contraire ? Si je les avais fait mourir une deuxième fois, en mettant à leur place des personnages faux, sans consistance ? ». Comment raconter l’histoire de gens ordinaires, désormais disparus, sans trahir ? Le narrateur brosse le portrait des membres de sa famille, principalement ses grands-parents maternels. Il a connu des personnes âgées, malades et diminuées. Il raconte des épisodes touchants de leur fin de vie, formule tout à coup les questions qu’il n’a pas posées quand il était encore temps. Alors, après avoir mis des milliers de kilomètres entre Lyon, le berceau de ses ancêtres, et lui, il éprouve le besoin de partir à la chasse aux souvenirs, d’imaginer le décor avant eux et pendant leur jeunesse qu’il n’a pas connue. Dans le quartier de la Croix Rousse, chez les soyeux où Alice, sa grand-mère, s’échine devant le métier à tisser. Dans un salon huppé où, enfant, elle a appris à jouer du piano auprès d’une cousine plus fortunée. Qui étaient ses parents ? Comment Alice a-t-elle rencontré René, son mari ? Quelle a été leur vie ? Quels ont été leurs rêves et leurs déceptions ? Leurs actes héroïques ou les petits gestes du quotidien ?
Dans ce livre éminemment touchant, Philippe Manevy traverse avec ses personnages les aléas et grands bouleversements du XXe siècle. De ce décor posé sur La colline qui travaille, émanent ces petits riens qui tissent une existence. Des protagonistes se rencontrent, font la guerre, s’écrivent, travaillent, s’aiment avec pudeur, meurent. Depuis l’héritière déchue ayant fait un mariage désastreux au professeur exilé en passant par la tisseuse militante, le typographe engagé et l’inspectrice des impôts, l’auteur tire le fil des souvenirs, recoupe les informations, doute, réfléchit. Il extirpe l’essence de ces instants à jamais enfouis et la partage avec le lecteur. Il reconstitue avec humilité et beaucoup de tendresse le parcours des gens de sa lignée, leurs croyances, leurs combats, leurs forces et leurs faiblesses. On chemine avec eux dans les traboules dont l’usage a évolué au fil des ans. On dîne à leur table, maigre pendant la seconde guerre mondiale, trop gras après. On écoute leur musique quand ils se reposent, on transpire avec eux sur leur labeur. L’écriture est maîtrisée, la langue, belle. Et puis, cette chronique fait forcément écho à la nôtre, à ce que nos aïeuls nous ont transmis ; à ce qu’on n’a jamais su d’eux et qu’on imagine avec peine ; à leurs voix, leurs sourires, effacés. Il reste ces photos d’un autre temps, ces films super 8, qu’on garde précieusement parce que c’est leur histoire et un bout de la nôtre. C’est comme ça qu’on est vivant et Philippe Manevy nous le rappelle d’une bien jolie manière. 

 

La colline qui travaille. Philippe Manevy. Éditions Le bruit du monde.
22,00 €.