mardi 17 septembre 2024

Le rêve du jaguar



« Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui porte aujourd’hui son nom ». Ainsi commence ce roman chatoyant. Avouez, ça donne envie d’en savoir un peu plus sur l’incroyable destin de cet Antonio. L’enfant dérange une femme âgée habituée à mendier sur ce même parvis. Elle s’approprie la machine à rouler les cigarettes trouvée dans les langes et se désintéresse du bambin. Mais les passants, attendris par la présence du nouveau-né geignard, sont plus généreux dans leur obole. La vieille prend finalement le nourrisson en charge. Quand le jeune garçon est en âge de gagner de l’argent, il explore toutes sortes de pistes. De voleur de barque à vendeur de cigarettes, il va où le mènent les opportunités de sa caste. Alors qu’il a trouvé un travail au port, il voit débarquer la statue de Simon Bolivar, el Libertador, et la ferveur populaire que cela entraîne. Nous sommes au Venezuela, à Maracaibo, capitale de l’état de Zulia, à cinq-cents kilomètres à l’ouest de Caracas. La vie d’Antonio bascule juste après cette halte du monument au port. La découverte du premier gisement de pétrole va transformer l’économie et bouleverser le visage du pays. Pendant cette période, Antonio se métamorphose lui aussi, d’enfant en jeune homme. C’est à ce moment-là que, sur la recommandation d’un vieil ouvrier, il se présente à la porte d’un bordel pour obtenir le poste d’homme à tout faire.
On a à peine tourné trente-cinq pages qu’on a déjà vécu mille vies avec Antonio. De l’Amérique latine, je connais uniquement les sensations que le cinéma et la littérature éveillent en moi. Chaque fois, c’est un déferlement de chaleur, de couleurs, de mouvement, d’odeurs… une effervescence joyeuse qui se joue de la misère et des coups du sort, qui s’obstine vers le beau, flirte avec le magique et les fantômes. Les frontières entre la réalité et le rêve, entre la vie et la mort, semblent beaucoup plus floues que dans notre société. L’austérité paraît bannie tant le rapport aux événements, même douloureux, est charnel. Avec l’écriture à la fois souple et énergique de Miguel Bonnefoy, on touche du doigt une langue ronde, la touffeur de l’atmosphère, la détermination d’Antonio mais aussi celle d’Ana Maria, la jeune fille qui deviendra sa femme. Ensemble, ils franchiront les obstacles pour accomplir leur destinée. Ils deviendront de brillants médecins, ouvrant la voie au champ des possibles. Leur vie est mêlée à l’histoire politique tourmentée du pays (dont l’actualité vibre encore aujourd’hui, hélas). La naissance de leur fille, Venezuela, en est une belle illustration. Cette dernière ne manque pas de caractère, pas plus que les autres personnages, mus par l’intuition, le bouillonnement, l’intelligence, la curiosité. Le rêve du Jaguar est un voyage à ne pas rater en cette fin d’été frileuse.


Le rêve du jaguar. Miguel Bonnefoy. Editions Rivage. 20,90 €

lundi 16 septembre 2024

Roman de gare

 



Quoi ? Déjà septembre ? L’heure des cahiers neufs, des aubes fraîches, de la rentrée littéraire ? Cette dernière ne déverse pas moins de 459 nouveautés dans les rayons des librairies. Comment choisir ? De quoi avez-vous envie ? N’aimeriez-vous pas vous carapater, comme ça, l’air de rien, prolonger l’été et (re)partir à l’aventure ?

Sans bouger de votre fauteuil, grimpez avec Philibert Humm dans un wagon à destination de l’inconnu et du n’importe quoi. Après le succès de Roman fleuve, sur lequel l’auteur s’est reposé, l’argent ne coule plus à flots. Bon gré mal gré, il faut se remettre sur les rails de l’écriture. Souvenez-vous, dans le roman précédent, trois jeunes gens téméraires bravaient la Seine depuis Paris pour rallier l’embouchure du fleuve en canoë. Cette fois, en guise de chemin de croix, notre narrateur a choisi celui de fer. Il transpose donc la fresque fluviale au domaine ferroviaire et sert, en bref, « une resucée du livre précédent » ! Le lecteur est prévenu avec ce brillant éclair de lucidité. Philibert a décidé de voyager économique et léger. Muni de son baluchon (panoplie incontournable du vagabond), accompagné de son ami et acolyte Simon, il s’attelle à trouver la brèche d’une clôture pour pénétrer de nuit dans une gare de marchandises et guetter un train à la destination surprise. Tout se passe-t-il comme prévu ? Rien n’est moins sûr puisqu’en bons logisticiens, Simon et Philibert n’ont que sommairement anticipé (même si la liste de l’équipement a été longuement pensée et dessinée). Lorsque la rame dans laquelle ils sont parvenus à prendre place s’ébranle, le voyage commence enfin. Où les mènera-t-il ?

Autant le dire tout de suite, la quatrième de couverture donne le ton : « Roman de Gare est à même de fournir un loisir ou une distraction salutaire à ceux qui n’attendent plus grand-chose de la littérature et de la vie en général ». La dérision est bien au rendez-vous. La Note de l’éditeur nous fait sourire dès la septième ligne. A la vingtième, on rit franchement. Et on n’arrête plus. Avec une plume éminemment caustique, Philibert Humm décrit les improbables péripéties de deux branquignoles en quête d’aventure. Le narrateur se persuade d’accomplir son grand œuvre ; l’histoire ne dit pas si c’est en écrivant ou en entreprenant ce voyage mais les deux sont étroitement liés de toute façon. Il amuse son lecteur par son impréparation assumée et sa détermination à géométrie variable. L’auteur, lui, maîtrise la dose d’absurde qu’il insuffle à son sujet. Livre atypique, dans un style léché (on me souffle dans l’oreillette que l’héritage d’Alphonse Allais n’est pas loin), Roman de Gare sollicite l’intellect tout en finesse et réduit les prises de tête à néant. Dans un contexte toujours plus morose, on peut qualifier cette épatante épopée d’hilarante et ça, ça n’a pas de prix (enfin si, 21€, mais faut-il sacrifier notre plaisir à l’éventuelle acrimonie du banquier ?) ! Un ouvrage de rentrée idéal pour ne pas retomber trop vite dans le train-train.

 

Roman de gare. Philibert Humm. Editions des Equateurs. 21€.

 

mardi 10 septembre 2024

Neuf rencontres et un amour


Dans le train qui me ramène de Bordeaux à Paris (j’ai dû écourter mon week-end prolongé pour régler un problème domestique), j’ouvre ma liseuse. Ultra-pratique quand je me déplace (encombrement et poids minimum), elle est rétroéclairée pour un confort de lecture optimal. En route pour Neuf rencontres et un amour. Les trépidations d’un train entre Bougival et Louveciennes secouent Antonin Artaud. Il se rend à un dîner. La femme qui reçoit n’a besoin ni de bijoux ni qu’on lui compose des poèmes, juste de cailloux à mettre dans son aquarium. Lorsqu’ils se retrouvent face à face, l’attraction est immédiate. Le jeune homme tourmenté a une idée bien précise de la relation amoureuse et pense qu’entre deux êtres tout se joue en neuf rencontres. Lui, ténébreux, émotif, maladroit, épris, opiomane. Elle, mariée, sensuelle, créative, encline à toutes les expériences. Anaïs Nin, puisqu’il s’agit d’elle, et Antonin Artaud se croisent en diverses circonstances dans un Paris en ébullition. Leurs retrouvailles sont tantôt dues au hasard, tantôt aux rendez-vous. Comment, en neuf tableaux successifs, ces deux personnages haut-en-couleur, libres et fantasques, vont-ils composer avec leur désir de vivre un amour unique et pur ?

Je faisais traîner l’achat de ce roman depuis plusieurs mois. Résolue à le lire avant l’été je le charge dans ma liseuse avec l’intuition qu’il serait un bon compagnon pour ce voyage. Je retrouve l’aisance de Jérôme Attal dans l’écriture, une sorte de grâce, de légèreté, de finesse, de précision. Je renoue avec son humour incisif, l’amour de la langue avec laquelle il se réinvente en permanence. Je ris, les pages s’enchaînent dans une certaine délectation. Le roman permet à l’auteur de prendre les libertés qu’il souhaite avec l’histoire qui a réellement existé entre ces deux figures atypiques du monde littéraire de l’entre-deux guerres. Il nous entraîne dans le tourbillon des questionnements, des limites ou de l’absence de limite ; il interroge les fondements de la créativité. Spontanément (à l’opposé de ma timidité parfois maladive), j’écris un message à l’auteur, rencontré à de nombreuses reprises en salon du livre. J’expose brièvement mon environnement (le wagon, le retour vers Paris) et quel bon moment je passe avec ses personnages et son intrigue. La réponse est rapide et surprenante. Jérôme Attal est dans le même train que moi ! Situés dans deux rames différentes, nous ne partagerons pas nos impressions autour d’un café à la voiture bar. Cependant, les circonstances et la proximité font de cette coïncidence une sorte de communion intellectuelle, donnant à ce dimanche soir la coloration particulière d’un coucher de soleil et d’un paysage verdoyant défilant à travers les vitres d’un TGV, décor observé simultanément par une lectrice et un écrivain. Et, poursuivant ma lecture, j’imagine la joie d’un auteur assuré que quelque part, tout près, quelqu’un tourne avec friandise les pages de son dernier roman.


Neuf rencontres et un amour. Jérôme Attal. Éditions Fayard. 20 €.

lundi 9 septembre 2024

Sept nouvelles de la terre




 La Terre à la Une


Vous voulez des nouvelles de la Terre ? Sept auteurs des XIXe et XXe siècles nous livrent leur vision à travers un recueil d’histoires courtes. « Il n’y avait qu’à déblayer les bords du fleuve, de l’immense forêt vierge enracinée là depuis la naissance du monde » ; des hommes défrichent une forêt pour y installer une ville mais la forêt ne compte pas se laisser faire. « Toute la planète est goudronnée sauf Tsalka. Nous sommes la risée du monde […] il nous faut le goudron ! » ; Edolfius se bat depuis longtemps pour goudronner la route qui relie son village à la ville. Ailleurs, les “duniers” protègent leur territoire face à des envahisseurs venus de la mer, les “volters” : « Nous les traitons de monstres, mais je te le demande, Botrik, qui sont les monstres ? » interroge un jeune soldat circonspect. « C’est la loi de l’évolution, dit Bunting en colère, celui qui s’adapte survit » ; en 2430, la terre n’est plus peuplée que de trilliards d’humains et du plancton qui sert à les nourrir. Seul Cranwitz garde une poignée des derniers animaux. Dans un autre futur : « Disons pour faire court que l’activité humaine en quelques dizaines d’années, a abîmé la planète au point de nous obliger à porter cet accoutrement » ; vivre son adolescence quand les visages sont cachés par des masques et les corps enfouis dans des combinaisons !

Comment ces écrivains ont-ils pu être aussi clairvoyants ? C’est ce qui nous a plu dans ces nouvelles. Les peurs du monde qui change ne datent pas d’hier. Chaque nouvelle, conte fantastique (Woods’town d’Alphonse Daudet) ou dystopie (2430 d’Isaac Asimov), traite du rapport de l’homme avec la planète et de son avenir. Déforestation, surpopulation, pollution, risque nucléaire, avantages et inconvénients du progrès (comme dans L’asphalte, nouvelle déchirante de Sylvain Tesson) sont autant de sujets qui montrent l’influence souvent néfaste de l’homme sur son environnement. Asimov nous rappelle à quel point l’homme peut être un mouton et nous avons été impressionnés par sa vision d’un futur, en 1958, où l’homme ne penserait qu’à lui, éliminant la vie animale autour de lui. Dans le contexte actuel et les guerres qui nous menacent, Planète pour hôtes de passage (1953) de Philip K. Dick souligne la fragilité de l’humanité et un manque d’humilité qui peut la conduire à la catastrophe. Plus près de nous, Bas les masques, écrit en 2005 par Benoît Boyard, plaira aux jeunes lecteurs, les héros étant des adolescents. La lecture de cette nouvelle, écrite bien avant la pandémie de Covid, donne à réfléchir. Quant à Pierre Bordage, il soulève subtilement, dans Les Duniers, la question des croyances, des peurs et de l’immigration. Certaines préoccupations récentes inspiraient déjà les écrivains comme Jean Giono en 1954 dans L’Homme qui plantait des arbres : lueur d’espérance.
La nouvelle, genre littéraire épuré au rythme concentré et à la chute percutante est le moyen idéal pour, de façon intemporelle, sensibiliser le lecteur à la préservation de la planète. Incontournable.
Sept nouvelles de la Terre. Magnard. Classiques & Contemporains.
Assya, Jean, Lucas, Evanne, Candice, Jérémy, Théophile, Eliott, Jack.

vendredi 6 septembre 2024

Amazone et Novecento : pianiste






Novecento : pianiste

Début du XXe siècle, le Virginian, “copie conforme du Titanic”, fait la navette entre l’Europe et les Etats-Unis. Après une longue traversée, Danny Boodman découvre un bébé posé sur le piano de la salle de bal. Touché par le nourrisson, sans doute abandonné là par des voyageurs de troisième classe qu’un nouveau-né encombrerait dans leur démarche d’immigration, le marin décide de garder l’enfant. Il lui donne son nom, auquel il ajoute les initiales T.D, trouvées sur la boîte faisant office de berceau – et dont il se persuadera longtemps qu’elles signifient : « Thanks Danny ». Il termine avec Novecento… symbolisant le début du XXe siècle. L’enfant grandit, devient un prodige au piano et enchaîne les traversées, sans jamais quitter le navire. Que se passerait-il s’il descendait sur la terre ferme ?
Alessandro Baricco est écrivain et musicologue. Ce qui explique sans doute le rythme de cette pièce de théâtre écrite comme un long monologue mettant en scène Tim Toomey. Trompettiste engagé sur le bateau, ce dernier raconte l’histoire inhabituelle de Novecento : pianiste. L’enfant abandonné est devenu un homme mais il n’a d’identité que dans le huis clos du bateau. Pour ce génie du piano qui joue comme nul autre, que signifie la découverte du monde extérieur ? Une possibilité sans fin de rues, de rencontres, de lieux de vie. Comme tout humain, il se trouve confronté à la peur et à l’envie. En nous entraînant dans les contradictions et les questionnements de Novecento, le narrateur nous interroge sur la philosophie de la vie, la notion de choix, de limites et d’infini. Impressionnant.

Mathilde, Charles, Mathéo, Baptiste, Mina, Noam, Hanaé.

 

Amazone
Fleuve rouge, piano blanc, musicien noir. Sur une rive du cours d’eau impétueux, s’accroche le petit village d’Esmeralda, animé par une routine bien ancrée. Pourtant, soudain, tout se fige. Cerveza, le barman, reconnaît un bruit familier de lui seul. Une mélodie. Les habitants sont bousculés par l’arrivée inattendue d’une embarcation de fortune, supportant un majestueux piano à queue sur lequel joue Amazone Steinway. Lors de son escale forcée, il est accueilli de façon ambiguë. Poursuivant un but dont il ne veut rien dévoiler, le pianiste se soumet aux règles du Colonel Rodriguez, gérant du bar et chef auto-proclamé du lieu. Jouera-t-il son avenir au prix de son rêve ?
Avec Amazone, récit poignant, Maxence Fermine nous a transportés dans un univers inconnu. Amazone Steinway nous embarque avec lui dans son aventure et ses nombreux obstacles physiques et psychologiques. L’auteur crée une atmosphère mystérieuse dans le luxuriant décor de l’Amazonie. Immersion dans une troublante quête d’absolu qui nous fera retenir notre souffle jusqu’à la fin. Vous serez portés par le bruit des cascades, l’humidité de la jungle et la magie de cet endroit dépaysant. Le style de l’auteur nous fait vivre un voyage poétique et onirique, nous ouvre les portes d’une culture et d’un mode de vie différents, où les frontières entre le réel et l’imaginaire s’effacent, où l’amour et l’amitié rythment les pages.

Hugues, Camille, Jérémy, Chloé.


Novecento : pianiste, Alessandro Baricco, Folio, 5,70 €.
Amazone, Maxence Fermine, Livre de poche, 7,90 €.

Les réveilleurs de soleil



Depuis quelques temps, le soleil ne se lève plus à Amourville, où vivent Rosie et Edmond, son grand-père. Du haut de ses treize ans, la jeune fille pleine de vie décide de partir. Elle enfourche son vélo, Harley. Son but ? Trouver les personnes qui l’aideront à reconquérir le soleil ! L’astre revenu, son grand-père, grainetier, pourra de nouveau gagner sa vie et soigner un mal qui ne fait qu’empirer. Pour rejoindre Arj-en-Ville où Noé, l’homme le plus riche du monde, pourrait peut-être acheter le soleil, il faut passer par la forêt des On-dit, qui bruisse de légendes inquiétantes. En chemin, Rosie croise la route de Crêpe, le monstre dont l’ombre ne fait plus peur à grand monde depuis que le soleil a disparu. Ensemble ils vont affronter de nombreux obstacles et faire des rencontres inattendues. La jeune fille réussira-t-elle sa mission ?
Oxmo Puccino, auteur, compositeur, interprète, est né au Mali en 1984. Ce rappeur aux vingt-cinq ans de carrière et huit albums change de registre en publiant un roman, Les Réveilleurs de soleil. Le langage imagé de ce conte poétique entraîne le lecteur dans des jeux de mots à sens multiples. Chaque rencontre de notre aventurière symbolise une leçon de vie à part entière. L’argent, la cupidité, la séduction, le pouvoir, ne suffisent pas à obtenir les faveurs du soleil. Comme l’eau et le soleil sont indispensables aux fleurs, au terme de nombreuses péripéties, les personnages découvriront que l’amour et l’amitié peuvent sauver les cœurs. Les valeurs simples de la vie ne sont-elles pas essentielles ?


Greg, Justine, Jules, Léane, Axel, Gabrielle, Maël,
Lana.

Les réveilleurs de soleil. Oxmo Puccino, Livre de poche, 7,20 €.