vendredi 9 octobre 2015

Angelina Jolie et les autres #5

Juillet s'annonce mouvementé.  Je ne me sens pas illégitime un soir, alors qu'il est venu passer du temps avec moi et que nous buvons un verre, installés dans le salon de jardin, de demander à mon mari de renoncer à un voyage en Grèce en expliquant à son client que c'est un cas de force majeure. Je lui dis avoir besoin de sa présence ici. Il y a tant à faire avant le déménagement. Et je dois, en plus des cartons, de mon travail, chercher à consulter à un autre endroit pour avoir un deuxième avis. Là, j'entends des mots qui me clouent sur place : "Non, je n'annulerai pas. De toute façon, ça fait un an que je suis parti d'ici, ce n'est plus chez moi !"
La sidération anéantit toute colère. Je parviens à protester faiblement en arguant qu'il y a vingt années de souvenirs en commun dans cette maison mais j'ai la sensation de parler à un mur. Les larmes coulent à l'intérieur.
J'ai obtenu un rendez-vous à Paris, auprès d'un chirurgien qui m'a été chaudement recommandé. La secrétaire m'a cependant prévenue que c'étaient les dernières consultations avant les vacances et qu'il fermait les blocs le lendemain de mon rendez-vous. 
Auparavant, une petite escapade est prévue dans le sud de la France, dans un endroit magique où nous aimions nous arrêter sur le chemin de la Côte d'Azur. L'Ousteau de Baumanière, aux Baux de Provence, a abrité à plusieurs reprises des moments de couple paisibles et gais. Dans la voiture, le climat, électrique au départ, se modifie au fil des kilomètres et il me semble que nous parvenons à retisser une complicité sérieusement ébranlée. Il a parlé d'une proposition impossible qu'il avait à me faire. Je voudrais croire à un revirement heureux mais je tends le dos.
Une fois arrivés et après avoir pris possession de la chambre, nous nous préparons pour le dîner. La terrasse est fraîche. Le service discret. L'air est doux et j'ai le sentiment de retrouver un peu de sérénité. Nous voyons passer Evelyne Bouix, lunettes fumées vissées sur le nez, et Pierre Arditi, toujours souriant et décontracté. Ils s'installent un peu plus loin. Je porte délicatement à ma bouche le verre de vin rouge qui m'a été servi. Sans nul doute un Saint-Joseph ou autre côte du Rhône que j'affectionne particulièrement, les bourguignons me pardonnent. Là, j'entends les mots de la proposition impossible qui me déchirent le corps et vrillent mon cerveau. "Je refais ma vie et je te garde comme maîtresse secrète". A ce moment-là, qu'est ce qui m'a empêché de lui envoyer mon verre de vin à la figure, d'exiger les clés de la voiture, et de partir sur le champ ? L'emprise sans doute.

Je suis donc au bord de la piscine, le lendemain, à moitié morte à l'intérieur, quand je reçois un appel de ma gynécologue. Je lui ai exposé mes réticences face au chirurgien de Dijon et lui ai demandé si elle pouvait m'adresser à quelqu'un d'autre. Elle me donne donc les coordonnées de l'institut du sein à Paris. Je téléphone dans la foulée et obtiens une entrevue l'après-midi même du jour où j'ai déjà rendez-vous dans la capitale. 
La fin du séjour se fait entre rires et larmes, dans un grand n'importe quoi joyeux et sombre de sorties et fastes !
Après cet épisode, je dois retourner au centre Leclerc pour l'IRM mammaire. J'ai refusé que mon mari m'accompagne. Il m'envoie des mails. A aucun moment il n'écrit d'excuses. Je pars à Dijon avec ma jolie voisine. Il fait une chaleur caniculaire. Je suis au fond du trou. Je me laisse porter. De couloirs en services, nous progressons jusqu'au lieu de l'IRM. Un jeune infirmier très gentil parvient à gérer mes pleurs. La piqûre, le produit injecté (c'est tellement loin de ma vision de la médecine), le sentiment d'être un objet qu'on manipule, la machine, la position, les consignes, énoncées mécaniquement par les manipulatrices, nettement moins sensibles à mon angoisse. Je subis. L'épreuve passée, je repars, après avoir fait des pieds et des mains pour l'obtenir, avec le DVD de mon IRM. En pleurs dans la voiture, j'appelle mon médecin traitant. Je dois en effet faire procéder à des modifications administratives concernant mon statut à la sécurité sociale et passer en ALD ( affection longue durée... Réjouissant programme !). Entre deux sanglots pour expliquer ma situation, le cancer, la fatigue, la situation conjugale, le déménagement, je lui demande un rendez-vous en urgence. Nous sommes le 17 juillet. Il me propose le 30. Je note mentalement la date, effondrée. Le lendemain, J'ai changé de médecin. Parfois, j'arrive à prendre les décisions justes. Mon nouveau médecin, que je connais néanmoins de longue date, prend en charge la constitution du dossier pour la sécurité sociale et me prescrit illico un arrêt de travail. Il voit bien que je suis à bout de résistance. Le lendemain, mon adorable belle-sœur vient me tenir compagnie et m'aider à fermer quelques cartons. J'ai obtenu du service d'onco-génétique une dérogation spéciale. Leur protocole implique en effet ma présence dans leurs locaux pour entendre les résultats du test génétique. Je suis parvenue à me battre, une nouvelle fois, pour faire entendre ma voix. Je me suis déplacée à plusieurs reprises. Ils ne peuvent pas grouper les rendez-vous. Je subis déjà tellement de choses... Pas question de passer mes journées à faire des aller-retour (100 km). Je sais que je risque d'être porteuse du gêne. Et qu'est ce que ça va changer ? Je leur ai expliqué que je vis depuis toujours avec "cette chose". Ils ont accepté de me communiquer le résultat par téléphone à condition qu'il y ait près de moi un proche. Le téléphone sonne, le verdict tombe. BRCA2 quand tu nous tiens !
Me voilà, quelques jours plus tard, seule, dans le train pour Paris. La chaleur est caniculaire. J'aime l'été et ses odeurs dans la plus belle ville du monde. Il y a une sorte de ralenti, une nonchalance et une joie de vivre que j'adore capter. J'arpente le bitume avec mes sandales légères et m'arrête dans un café siroter un diabolo grenadine car je suis très en avance. Plus tard, repérée dans la clinique, je m'installe dans une immense salle d'attente au parquet ancien. Au mur, une vieille bibliothèque donne le sentiment d'être ailleurs. Les fenêtres sont ouvertes, les ventilateurs tournent. On entend le cliquetis des touches qui indique que les secrétaires sont affairées sur le clavier de leur ordinateur. L'attente se prolonge. Tout à coup, il me semble que mon nom a été prononcé au bout d'un couloir. Je quitte mon siège et découvre un homme grand, imposant même. Il a les mains dans les poches de sa blouse blanche et arbore une chevelure argentée et ondulée. Son sourire, large, inspire confiance et il me fait pénétrer dans son bureau avec bienveillance. Il m'écoute dérouler mon histoire désormais bien rôdée. Semble compatir. Ce que je ne lui demande pas. Observe mes clichés d'échographie et mammographie. Puis, toujours avec le sourire, il annonce : "A votre place, je ferais tout enlever. Vous faites enlever les deux seins et les ovaires et ensuite je vous adresse à un très bon plasticien, qui fait de très belles choses". Il ferme ses blocs, je le sens en vacances déjà. Il me suggère de réfléchir et de le recontacter.
Oups... Un peu sonnée, je m'acquitte des honoraires (exorbitants) et suis à nouveau dans la rue. Comment me suis-je retrouvée sur l'Avenue des Champs Elysées ? Je ne sais pas. Je me vois, écrasée de chaleur, étourdie par la foule, écœurée par la saturation de couleurs, de vitrines, de choses à acheter, recroquevillée à un coin de rue, brûlant sur l'asphalte, téléphoner en pleurs à ma belle-mère (à défaut de pouvoir parler à son fils) et lui confier dans les larmes mon désarroi, cette proposition radicale et insensée, sans une once d'humanité, de ce grand chirurgien aux cheveux gris. Je me sens abattue. La perspective de me poser à une table chez Ladurée ou de me réfugier au bar du Fouquet's Barrière ne me motive pas. Je rebrousse chemin, hagarde, et redescends dans le métro, pour fuir cette foule de touristes consuméristes. Je me dirige sans réfléchir au Parc Monceau... C'est la première fois que j'y entre. Jamais, durant toutes les années où j'ai habité Paris, et ensuite lors de mes nombreuses visites, je n'ai franchi les grilles de cet endroit. Je me souviens d'une chanson d'Yves Duteil que je fredonnais enfant : "Au parc Monceau, entre les grilles et les arceaux, les cours d'histoire avaient bon dos, près du métro, elle m'attendait sans dire un mot, j'ai pris sa main comme un cadeau, le parc Monceau, premier baiser de mon histoire, sur un des bancs d'une allée noire, un peu d'espoir..."
J'achète au kiosque à l'entrée de quoi me sustenter et je cherche un coin d'herbe à l'ombre où m'allonger. Je me cale et m'oublie dans "Le grand cœur" de Jean-Christophe Rufin. Quand vient l'heure de repartir vers le prochain rendez-vous, je voudrais juste sortir du cauchemar. Rester là à regarder la cime des arbres. Je reprends ma route. Nouvelle salle d'attente. Nouvelle poignée de main. Nouvelles explications. Cette fois, l'homme est plus jeune, mais tout aussi jovial. Il parvient à lire le dvd de l'IRM. Opine, semble optimiste. Ma demande est simple : est-il possible de conserver l'étui cutané ?
Concrètement et rapidement : au regard de la position et de la grosseur de la tumeur, il ne me semble pas incongru de procéder à une mastectomie sous-cutanée, ce qui permet de conserver la peau et le mamelon. C'est un peu technique mais important pour la suite. Je ne suis pas médecin, je veux donc un avis médical étayé. Le téléphone portable du ponte sonne. Apparemment un de ses enfants vient d'obtenir son baccalauréat et en plein période d'orientation, il faut décider à la minute, c'est à dire pendant ma consultation, si le lauréat valide l'ESTACA (une école d'ingénieurs en aéronautique, automobile, spatial et ferroviaire) : quel programme ! Un peu plus tard, debout, torse nu, je devrai attendre encore que le chirurgien, décidément très demandé, termine une autre conversation. Néanmoins, le monsieur valide ma façon de voir les choses. Il évoque aussi la possibilité d'une radiothérapie et m'indique que la reconstruction immédiate n'est pas un problème. Certes, la prothèse est endommagée par les rayons mais elle protège le poumon. Comme la plupart des femmes, d'après lui, ne sont pas satisfaites du résultat et repassent sur le billard, on effectue un changement de prothèse à ce moment là. Soit. J'entrevois enfin une prise en charge en adéquation avec ce que je souhaite pour moi. Le monsieur évoque la prophylaxie et m'explique quel type de prothèse il pose. Puis, il me suggère d'attendre une heure dans sa salle d'attente car il doit voir en fin d'après midi une dame qu'il a opérée et il veut me montrer le résultat. Je suis tellement épuisée que je n'ai même pas la force de réagir. Je me vois, je la vois cette femme, je nous vois comme du bétail : découpé, rafistolé, exhibé. C'est proposé avec un naturel déconcertant. Où est passé la dignité ? Comment cette femme accepterait, alors qu'elle vient de subir l'intervention, de se dévoiler devant une parfaite inconnue ? Juste pour faire la promotion du médecin ? Je refuse catégoriquement mais repars cependant avec des papiers à remplir, une demande d'entente préalable et après, bien sûr, m'être acquittée du même montant d'honoraires que le matin. Je fonce attraper mon train. Je ne m'effondre pas. Je pense seulement que ce dernier médecin, même s'il me propose la prise en charge thérapeutique qui me convient, ne m'inspire pas. Cela me dérange qu'il soit sur tous les fronts : le cancer et la plastie. Son manque d'humanité me trouble aussi. Je suis dépitée. Je rentre bredouille... Case départ !

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