lundi 24 mars 2025

Les influentes

Dès le début, on est mis au parfum. Ça sent la mode à plein nez. On n’est pas au bout de nos surprises. Trois personnages féminins vont bientôt entrer dans la danse. Le premier chapitre nous emmène loin du prologue, changement de décor radical. Nous voilà chez Anne, une maman à la maison, qui doute beaucoup d’elle mais s’est découvert une passion pour la couture. Elle ne se prend pas au sérieux, cependant, quand ses productions se vendent à la kermesse de l’école, elle crée une collection et restructure son compte Instagram pour y poster les photos de ses sacs, pulls, vêtements et autres accessoires. Consciencieuse, elle y ajoute quelques vidéos et s’efforce de publier avec régularité. Ailleurs, dans un bureau du magazine féminin Attitude, Blanche de Rochefort a retrouvé une place dans la grande comédie parisienne après une longue traversée du désert. Elle connaît par cœur le bal des hypocrites. Elle qui a connu des hauts et des bas sait parfaitement se composer le masque de la femme distante revenue de tout. Elle lutte néanmoins pour rester sur son fragile piédestal et satisfaire les actionnaires chinois. Mais, au fond, il lui manque quelque chose. Myrtille est jeune, impatiente, opportuniste. Styliste pleine de talents, elle sent le pouvoir des réseaux sociaux et, grâce à sa maîtrise de leurs codes, décide de se faire une place dans le milieu féroce de la mode. Elle n’hésite pas à sacrifier son temps pour parvenir à ses fins. Lorsque le petit compte Instagram d’Anne s’affole, la nouvelle donne met en présence les trois protagonistes.
    On se glisse dans Les Influentes comme dans une pièce chic et confortable de son dressing. Sans effort et avec délectation. On sent que l’autrice connaît son petit monde sur le bout des doigts. Elle dépeint la rudesse de cet univers souvent fantasmé, le choc des rencontres. Anne, quadragénaire, authentique, dépassée par le succès inattendu, un peu grisée. Blanche, la petite soixantaine, gentiment méprisante, dépassée par le pouvoir grandissant des influenceuses, un peu blasée. Myrtille, jeune génération ambitieuse, dépassée par la réussite fulgurante, en quête de sens. D’une écriture fluide et légère, Adèle Bréau explore des thèmes essentiels : la place des femmes, le travail et le prix de la réussite, l’amour, la sororité, la raison d’être. Elle décrit avec finesse la découverte, la familiarisation avec de nouveaux repères, la griserie du succès, l’éphémère, le bousculement des valeurs, la prise de conscience, la volonté d’agir en accord avec une certaine éthique. Le sujet peut paraître futile mais la mode, le raout qui se joue autour, ne sont qu’un prétexte pour parler d’autre chose. L’autrice porte un regard sans indulgence et montre une subtile profondeur. La frénésie semble mener à la catastrophe, on devine la chute. Et si ça se terminait plutôt comme lorsqu’on ôte ses escarpins après la fête : soulagement, justesse, douceur ?


Les influentes. Adèle Bréau. Éditions JC Lattès. 21,50 €.

La colline ouvrière

[…] je suis seul avec mes questions : qu’ai-je fait ? Moi qui ai tenté de leur redonner vie par l’écriture, si j’avais accompli tout le contraire ? Si je les avais fait mourir une deuxième fois, en mettant à leur place des personnages faux, sans consistance ? ». Comment raconter l’histoire de gens ordinaires, désormais disparus, sans trahir ? Le narrateur brosse le portrait des membres de sa famille, principalement ses grands-parents maternels. Il a connu des personnes âgées, malades et diminuées. Il raconte des épisodes touchants de leur fin de vie, formule tout à coup les questions qu’il n’a pas posées quand il était encore temps. Alors, après avoir mis des milliers de kilomètres entre Lyon, le berceau de ses ancêtres, et lui, il éprouve le besoin de partir à la chasse aux souvenirs, d’imaginer le décor avant eux et pendant leur jeunesse qu’il n’a pas connue. Dans le quartier de la Croix Rousse, chez les soyeux où Alice, sa grand-mère, s’échine devant le métier à tisser. Dans un salon huppé où, enfant, elle a appris à jouer du piano auprès d’une cousine plus fortunée. Qui étaient ses parents ? Comment Alice a-t-elle rencontré René, son mari ? Quelle a été leur vie ? Quels ont été leurs rêves et leurs déceptions ? Leurs actes héroïques ou les petits gestes du quotidien ?
Dans ce livre éminemment touchant, Philippe Manevy traverse avec ses personnages les aléas et grands bouleversements du XXe siècle. De ce décor posé sur La colline qui travaille, émanent ces petits riens qui tissent une existence. Des protagonistes se rencontrent, font la guerre, s’écrivent, travaillent, s’aiment avec pudeur, meurent. Depuis l’héritière déchue ayant fait un mariage désastreux au professeur exilé en passant par la tisseuse militante, le typographe engagé et l’inspectrice des impôts, l’auteur tire le fil des souvenirs, recoupe les informations, doute, réfléchit. Il extirpe l’essence de ces instants à jamais enfouis et la partage avec le lecteur. Il reconstitue avec humilité et beaucoup de tendresse le parcours des gens de sa lignée, leurs croyances, leurs combats, leurs forces et leurs faiblesses. On chemine avec eux dans les traboules dont l’usage a évolué au fil des ans. On dîne à leur table, maigre pendant la seconde guerre mondiale, trop gras après. On écoute leur musique quand ils se reposent, on transpire avec eux sur leur labeur. L’écriture est maîtrisée, la langue, belle. Et puis, cette chronique fait forcément écho à la nôtre, à ce que nos aïeuls nous ont transmis ; à ce qu’on n’a jamais su d’eux et qu’on imagine avec peine ; à leurs voix, leurs sourires, effacés. Il reste ces photos d’un autre temps, ces films super 8, qu’on garde précieusement parce que c’est leur histoire et un bout de la nôtre. C’est comme ça qu’on est vivant et Philippe Manevy nous le rappelle d’une bien jolie manière. 

 

La colline qui travaille. Philippe Manevy. Éditions Le bruit du monde.
22,00 €.