mercredi 19 février 2025

Ta promesse

Dans le prologue, la narratrice raconte qu’elle a trouvé un document dans le tiroir secret d’un meuble. Cette découverte a fait basculer quelque chose en elle. Elle n’explique rien de plus, seulement qu’elle est revenue de l’illusion et qu’il est indispensable de chercher la vérité. Pour écrire ce livre, elle a dû surmonter un blocage et rompre une promesse. L’histoire commence. Succession de récits de la narratrice elle-même et témoignages de personnes de son entourage face à l’avocat et au juge. Petit à petit, le décor se met en place. Claire, écrivaine d’autofiction, rencontre Gilles, metteur en scène et marionnettiste. Claire a vécu un divorce et la perte d’un enfant. Le bonheur peut-il frapper de nouveau à sa porte ? L’Amour qu’on espère mais qui est si rare ? Peut-être que oui. Elle est radieuse. Il semble enfin heureux. Au fil des mois, de légers doutes surgissent, vite dissipés. Pointes de jalousie, manifestations d’insécurité, Claire ne se formalise pas des failles de Gilles, exprimées parfois d’une manière assez maladroite. Elle désamorce les conflits, mêlant humour et paroles douces, réassurant son partenaire. Elle est romancière, lui, artiste, ils peuvent s’inspirer mutuellement. Un jour, il lui fait remarquer qu’elle est trop consensuelle dans ses podcasts et lui suggère d’être un peu plus mordante. Elle s’exécute. C’est le début de la descente aux enfers, du glissement de tous les repères.
Camille Laurens s’impose une contrainte : « il faut que ce livre finisse comme finit un roman policier : par la vérité ». Et elle respecte ce cahier des charges. Dès les premières lignes le lecteur est captivé par l’intrigue. Le sujet, l’emprise dans la relation amoureuse, est pourtant désormais largement traité en littérature. Mais, tout en fouillant de façon cruelle et éblouissante les mécanismes de la vampirisation, ce roman véhicule une certaine lumière. Bien sûr, le lecteur en alerte voit les signes, le brouillard, sent le malaise. Cependant, l’histoire ne s’enlise jamais, dynamisée par l’alternance entre témoignage à la première personne, regard du narrateur omniscient et vers libres, qui parsèment les pages comme autant de respirations. L’écrivaine crève les abcès, décortique les rouages d’une relation toxique. Elle réussit une démonstration convaincante, nous entraînant à contretemps avec Claire dans l’étouffement, l’impuissance, le réflexe de survie, puis, la lente et douloureuse prise de conscience. L’instruction permet de poser des mots sur la manipulation, la violence psychologique, l’épuisant détournement cognitif que le grand narcissique met en place face à sa proie. Le détonateur, à la toute fin, éclaire avec brutalité une réalité implacable. Comment surmonter un tel mensonge ? Comment apaiser la colère ? Les mots, sans besoin de revanche ou désir de vengeance, sont la réparation. Camille Laurens tient la promesse de la vérité, là est la victoire de la vie. Une force d’Amour indestructible. Une réussite.


Ta promesse. Camille Laurens. Editions Gallimard. 22,50 €.

samedi 1 février 2025

Les sept maisons d'Anna Freud


Londres. 1946. Une femme originaire d’Allemagne et réfugiée en Angleterre accepte un travail de garde-malade au 20 Maresfield Garden, la maison de la famille Freud. Anna, la fille benjamine de Sigmund, est au plus mal. Martha, la mère de la malade, refuse d’envisager le pire. Elle est prête à tout pour qu’Anna vive. Des pertes, elle en a déjà connu trop. Martha tente maladroitement de s’assurer que la nouvelle employée est juive (quelle question au sortir du conflit !) avant de lui confier son plan pour tromper Azraël, l’ange de la mort dans certaines traditions hébraïques. Pour faire diversion, on donne au malade un prénom d’emprunt. Azraël sera dupé par le faux nom de la mourante. Martha demande aussi à la jeune garde-malade d’endosser l’identité d’Anna. Ce serait une garantie pour que l’ange se ravise, voyant la bonne santé de celle qu’il était censé emmener. Le scepticisme de la garde-malade est grand face à cette croyance d’un autre temps ; celui de la patiente le sera tout autant. La mère accablée enjoint à son employée d’être convaincante. Aux abois, la garde-malade n’a d’autre choix que d’accepter. Isolée au bout de la maison, paradoxalement loin des appartements de la mère, celle qui est la narratrice fait connaissance avec Anna, pelotonnée dans son lit. Anna a compris le manège de sa mère et refuse d’abord avec véhémence de se prêter au jeu. Finalement apaisée, elle se laisse faire et prend l’identité d’une certaine Amy Laustair. Elle commence à livrer des bribes de sa vie à la jeune femme qui veille sur elle.
Le roman s’ouvre sur une scène pesante, dans le Londres dévasté d’après-guerre. Les premières phrases d’Anna, lâchées dans un délire fiévreux, sont chaotiques. Dans cette chambre à peine chauffée, une connivence se crée pourtant et la parole se délie. Isabelle Pandazopoulos retrace avec délicatesse le destin d’Anna Freud, la psychanalyste qui s’est fait un prénom. A travers le compte-rendu de la garde-malade nous voilà plongés dans les souvenirs de la fille de Sigmund Freud. A Vienne, tout d’abord, en 1921 où l’on découvre, au fil des pages, la vie de la famille, percutée finalement par la grande Histoire. Au début, on appréhende de ne rien comprendre aux théories du maître. En réalité, on suit vraiment la dernière enfant de la famille avec ses failles, ses forces, ses rêves inassouvis, les limites imposées par le système, le poids de l’héritage du père. On grince des dents et on étouffe, exposés aux tâtonnements douteux des premières analyses puis, au fur et à mesure qu’Anna construit son univers et s’émancipe, le récit s’aère. On fait avec elle les rencontres importantes de sa vie, Lou Andreas-Salomé et bien d’autres. On découvre les lieux qu’elle a aimés, la façon dont elle les a investis, l’empreinte qu’ils ont laissée sur elle. Son parcours professionnel montre l’intelligence et l’empathie de cette thérapeute tournée vers les enfants. L’écriture précise retrace également le parcours intime et dévoile en finesse qui était Anna Freud.


Les Sept maisons d’Anna Freud. Isabelle Pandazopoulos. Editions Actes Sud.

Le tatoueur d'Auschwitz



Alors qu’on commémore la libération du camp de concentration, je bascule de la littérature à l’écran avec la série Le tatoueur d’Auschwitz, inspirée par le roman éponyme.

Lale, juif slovaque, déporté au camp d’Auschwitz, se voit confier la tâche de tatouer les chiffres sur le bras de chaque nouvel arrivant. Un jour, se présente Gita et son regard lumineux ; Lale trouve alors une raison de se battre pour survivre. Devenu octogénaire, l’homme, émigré en Australie, raconte son histoire à une soignante spécialisée dans l’écriture de biographies. De leurs échanges, naît un témoignage à la fois émouvant et éprouvant. Dans le camp, Lale est à la merci de Stefan Baretzki, un soldat nazi dont le comportement à l’égard de son prisonnier oscille entre protecteur et bourreau. Lale ne sait jamais de quel côté l’humeur de son geôlier va pencher. Quant à Gita, préposée au tri des bagages, elle se livre, au péril de sa vie, à un trafic avec les bijoux. Ces quelques objets précieux servent de monnaie d’échange pour obtenir des passe-droits comme transmettre une lettre à Lale, acheter la complicité d’un kapo, sauver une vie ou adoucir le quotidien si rude. 

En choisissant ce programme, on sait que l’on va être confronté à des images terribles, même si la reconstitution atténue le sentiment d’horreur. Les événements relatés sont sidérants, la condamnation à mort, arbitraire, pour un regard de travers ou un faux pas, omniprésente. Le spectateur, confronté à l’innommable, ressasse cette question : Comment un être humain peut-il infliger ça à un autre être humain ? Pas de voyeurisme toutefois, seulement une tension extrême, rendue palpable par la succession régulière de gros plans montrant le visage de ceux qui tombent. L’imprévisible et l’humiliation jaillissent dans chaque séquence. L’histoire d’amour de Lale et Gita permet néanmoins de reprendre son souffle et trouver une lueur d’espérance dans cette noirceur. Dans d’autres récits (je pense à Primo Levi), les déportés, réduits à l’état de numéros interchangeables, voient parfois malgré eux leur humanité déserter dans leur lutte pour subsister. Moins brutale, la série souligne cependant subtilement les nombreux renoncements à leurs valeurs auxquels les protagonistes se soumettent. Une paire de chaussures volées à un mourant était souvent une condition nécessaire pour espérer ne pas rejoindre l’entassement des cadavres. D’un autre côté, ceux désignés pour le tri ou le tatouage obtiennent un statut moins dégradant et leur longévité s’en trouve augmentée. Est-ce “collaborer” ? Cruel dilemme. Heureusement, plusieurs scènes du film mettent en lumière la solidarité entre les prisonniers. A l’heure où les voix des derniers survivants sont en train de s’éteindre, il est indispensable d’entretenir le devoir de mémoire. La série, tirée d’une histoire vraie, remplit parfaitement cette mission.

Série Le tatoueur d’Auschwitz. A voir sur MyCanal ou en replay sur M6.

Le tatoueur d’Auschwitz. Heather Morris. Editions J’ai lu. 7,90 €.