lundi 2 décembre 2024

Le syndrome de l'Orangerie

« (Si on m’avait dit que j’écrirais un jour allègrement sur une putain de fleur d’eau, je ne l’aurais jamais cru.) » consigne Grégoire Bouillier entre parenthèses. Avant d’entrer dans le vif du sujet, le livre s’ouvre sur un improbable dialogue entre BMore et Penny. Avatar manifeste de l’auteur, BMore, le narrateur, est à la tête d’une agence de détectives un peu déjantée, BMore & Investigations. Son assistante, Penny, déroutante, remplace le “je” par “celle-ci” lorsqu’elle parle d’elle. Elle suggère à son patron de nouvelles enquêtes, notamment retrouver une femme qui s’est promenée nue place du Colonel Fabien en plein mois de janvier. Les lecteurs qui découvrent cet auteur comprendront assez vite que ce n’est pas la première fois que ces personnages sévissent. Dans l’affaire qui nous préoccupe, BMore vient de visiter le musée de l’Orangerie et il a été profondément troublé devant les panneaux de Monet. Il a ressenti un profond malaise devant les Nymphéas. L’absence de ligne d’horizon, les zones d’ombre… Il en est persuadé, un cadavre se cache au milieu de cette végétation humide. Pour lui, les nénuphars qui flottent au fil d’une eau trouble recèlent bien plus que l’obsession d’un vieux peintre aveugle pour les fleurs de son jardin. Envers et contre tout, BMore commence ses observations. Ne négligeant aucun indice, biographique, pictural, littéraire, historique, BMore expose au lecteur toutes ses réflexions et élabore des théories. Où cela nous mènera-t-il ?
Avertissement : Autant prévenir ici que Le syndrome de l’Orangerie n’est pas une lecture facile. On oscille régulièrement entre admiration et agacement. On persévère, poussé par une force étrange, résistante au découragement. La curiosité ? Les détours nous font parfois perdre pied (on se dit : il va trop loin là) et quand on est à deux doigts d’abandonner, Grégoire Bouillier réussit l’exploit de nous repêcher avant la noyade. Il écrit dans ces lignes une passionnante biographie de Monet, nous incitant à redécouvrir certaines de ses œuvres (La Japonaise). On découvre l’homme, ses amours, ses amitiés, ses influences artistiques. On explore différentes époques. Le rapport à la mort, aussi. Des événements surgissant dans le quotidien du narrateur amènent l’auteur à superposer la visite de Giverny à celle d’Auschwitz. Parallèles audacieux, digressions, allusions et autres parenthèses (nombreuses, apparemment une marque de fabrique), offrent plusieurs niveaux de lecture (selon qu’on a déjà ou non lu Grégoire Bouillier). Raccourcis bizarres, humour grinçant, pointe de mégalomanie, le récit est un subtil dosage de profondeur et de légèreté, d’humour et de gravité. L’air de ne pas se prendre au sérieux, le narrateur nous emmène sur des chemins inexplorés, montrant une érudition qui nous fait nous sentir plus intelligents une fois la dernière page tournée. Déchirements de l’âme, description du “jour de trop”, chute glaçante et bouleversante à la fois (n’allez surtout pas lire l’épilogue en avant-première) Grégoire Bouillier dresse un tableau à la fois foutraque et précis, où chaque lecteur peut puiser, apprendre et trouver matière à réflexion.


Le syndrome de l’Orangerie. Grégoire Bouillier. Editions Flammarion. 22 €.

mardi 12 novembre 2024

Numéro deux

Jeanne et John se rencontrent à un concert de The Cure, à Londres. Lui est persuadé de devenir un grand inventeur, elle rêve de devenir journaliste. De leur union naît Martin. Mais l’alchimie du début se dissout et Jeanne retourne vivre en France. Martin la rejoint pour les week-ends et les vacances. Un jour, l’enfant accompagne son père, accessoiriste, sur un tournage. Là, il est abordé par David Heyman, producteur. Ce dernier a décidé de faire un film sur Harry Potter, avant même que le premier opus de la saga ne devienne un phénomène planétaire. Il cherche son héros et voit en Martin le personnage principal. La mécanique s’enclenche, de rendez-vous en bouts d’essai, casting seul et avec les personnages de Ron et Hermione, déjà désignés. La production a auditionné aussi un autre jeune garçon, Daniel Radcliffe, et entre les deux enfants, le choix s’avère délicat. Qu’est-ce qui va, au final, faire pencher la balance en faveur de Daniel Radcliffe ? (puisqu’on sait tous, à moins d’avoir passé les vingt dernières années dans une grotte, qui a obtenu le rôle). On annonce à Martin qu’il n’est pas retenu. Dans la foulée de cette immense déception, un drame vient bouleverser sa vie. Après les rêves, la cohésion et la complicité, le désespoir, le délitement et la solitude. Comment Martin va appréhender l’avenir et se reconstruire ?

J’ai évidemment un train (pour Poudlard ?) de retard, le livre broché étant sorti en 2022. Mais à l’approche de la Paulée de Meursault, dont David Foenkinos va recevoir cette année le prix éponyme, j’avais envie de lire un roman de cet auteur, dont je possède bien évidemment déjà plusieurs ouvrages, entre autres Charlotte, que j’avais récemment apprécié. J’ai aussi en son temps cédé à la fièvre Harry Potter. Faut-il avoir lu les romans de J.K. Rowling pour se plonger dans Numéro deux ? Pas forcément mais je pense que c’est préférable. On visualise ainsi mieux l’univers dont il s’agit. Évidemment, Harry Potter est le prétexte pour se pencher sur la notion de choix, d’échec, et la façon dont surmonter un traumatisme. Martin est assailli par la réussite omniprésente de l’autre. Il a le loisir de ruminer son échec, la peine de ne pas avoir été choisi, la frustration de rester sur le quai de la gare quand les autres, ceux avec lesquels il était à deux doigts de toucher les étoiles, ont embarqué pour un monde magique. Il
s’enferme dans le silence, ouvrant une porte à ceux qui peuvent lui faire du mal. David Foenkinos nous promène de Londres en Pologne en passant par Paris et le Louvre. Il nous entraîne dans le tumulte de Martin, le désarroi d’une mère, la duplicité d’un adulte censé protéger. Martin adulte doit faire face à son problème mais n’y parvient que partiellement. La clé n’est-elle pas dans l’amour ainsi que dans la capacité à ne jamais oublier qu’une médaille a son revers ? C’est facile à lire, plein de finesse, avec la force de cette écriture qui permet au lecteur de s’identifier.


Numéro deux. David Foenkinos. Éditions Folio. 8,90 €/

Hôtel Castellana


Dans une note datée d’août 1951, Harry Truman, président des États- Unis, expose ses réserves concernant les rapports diplomatiques avec l’Espagne et ce, en raison de la façon dont Franco traite les citoyens en désaccord religieux avec lui. Madrid, été 1957. Rafa cumule un emploi dans un abattoir et au cimetière. Il reste traumatisé après l’arrestation et l’exécution de son père par la Guardia Civil, quelques années plus tôt. Sa sœur Ana, employée à l’Hôtel Castellana Hilton, reçoit des lettres anonymes et tente de se faire discrète sur l’injonction de leur sœur aînée. Daniel, américain, bilingue par sa mère, est en voyage avec ses parents. Destiné à prendre la tête de la compagnie pétrolière familiale il rêve de faire une carrière de photojournaliste. Parti en exploration, boîtier en bandoulière, il capture dans la rue l’image d’une religieuse dissimulant le nourrisson mort qu’elle transporte. Le temps de changer de pellicule pour espérer prendre d’autres photos et il se retrouve nez à nez avec les “corbeaux”, ainsi surnomme-t-on la force militaire au service de Franco. Ramené à l’hôtel, il fait bientôt la connaissance d’un certain nombre de protagonistes, diplomate, journaliste, autour desquels gravite son père. Quand Ana, affectée au service de la famille, rencontre Daniel, le silence qu’elle a promis de garder sur son histoire et la réalité du quotidien se fissure lentement…
Bien documenté, passionnant, ce roman de Ruta Sepetys, traduit de l’anglais (États-Unis) par Faustina Fiore, nous transporte dans le décor inhabituel de l’Espagne d’après-guerre. On pénètre dans la famille d’Ana, observant la trajectoire d’opposants intellectuels, brisés par le pouvoir. L’écriture, sobre et efficace, nous fait pénétrer au cœur de ces familles, décimées, écartelées par des vues divergentes, bâillonnées. De la nécessité de cacher sa vraie nature pour tout simplement survivre. En parallèle, le cheminement de Daniel, le poids de son héritage, le comportement nébuleux de ses parents, interrogent sur la destinée des gens censément libres. Au fil du livre, les personnages, nombreux, dont la psychologie est bien creusée, se croisent et se livrent, évoluent ou se désagrègent. Les secrets ne sont pas le monopole d’Ana, faisant écho à ceux de la famille de Daniel. On suit tout ce petit monde dans les rêves de corrida, les compromissions avec le pouvoir et on pénètre dans l’un des plus gros scandales de l’époque, celui de bébés qui, par idéologie, ont été arrachés à leurs parents biologiques pour être confiés à des couples qui “pensaient” bien. Un sujet longtemps occulté et qui reste tabou mais qui concernerait quelque 300 000 naissances. Au-delà de cet éclairage historique essentiel, Ruta Sepetys construit une fresque éminemment romanesque, décrivant avec une grande sensibilité les par- cours difficiles, les amours contrariées, les zones d’ombres à éclairer.


Hôtel Castellana. Ruta Sepetys. Éditions Folio. 9,70 €

mercredi 2 octobre 2024

Le rêve du pêcheur


Embouchure d’un fleuve africain avec l’Atlantique, en un temps qui n’est pas formulé, tant les pratiques y sont ancestrales. Le Pêcheur a cinq ans lorsque la pirogue vide de son père parti en mer vient se fracasser sur le rivage, quelques jours après une tempête. Sa mère confie l’orphelin à un oncle, se remarie et part vivre loin de l’océan. Le Pêcheur grandit entouré d’une multitude de cousins. Un jour, lui aussi monte dans une pirogue, apprend à réparer les filets, rapporte le produit de sa pêche pour faire vivre la famille qu’il fonde avec l’impétueuse Yelena. Sa première fille porte le prénom de sa mère, Dorothée. La deuxième, Myriam, complète un joli tableau de famille. Le jour où une compagnie forestière s’installe sur la côte et propose de nouvelles règles, les perspectives de chacun sont remises en question. Sans transition, nous voilà sur les Champs Élysées battus par une pluie de janvier, des années plus tard, a priori. Une femme se penche vers un type assis par terre à côté de cadavres de bouteilles et lui tend sa carte de psychiatre, spécialisée dans les addictions. Elle s’est méprise. L’homme, lui-même psychologue, s’est échoué là où quelques semaines plus tôt, un SDF est mort dans l’indifférence. Effondré sur l’asphalte, il est presque anéanti, loin du Cameroun, de Douala, et plus précisément de New-Bell, le quartier pauvre où il a grandi. Il s’est exilé, laissant tout derrière lui sans retour possible. Il est seul et anonyme.
Lauréat du Prix Albert Bichot 2024, Le rêve du pêcheur mêle deux récits de vie. Celui de Yalana, son mari et leurs filles, puis celui de Zachary. Ces deux histoires d’abord bien distinctes finissent par s’entrelacer avant de se rejoindre comme le fleuve et l’océan, dans le tumulte et la beauté. On est très vite happé par les mots de Hemley Boum. Elle décrit les drames avec pudeur mais sans détour. Elle nous entraîne dans les couleurs, les coutumes, le parler de Campo et de Douala. Par la bouche de son narrateur, elle expose le déracinement, la culpabilité, la souffrance. La construction d’une nouvelle vie peut-elle se faire sans fondations ? Elle décrit comment, parfois, les événements échappent à tout contrôle. Les péripéties chahutent les personnages, ici et là-bas, comme dans un écho universel, entre rêve, abandon, silence et malentendus. Y a-t-il un prix à payer pour s’élever, s’intégrer ? Quel est le sens profond de tout cela ? L’intrigue réserve de belles surprises et le développement d’un point de vue inattendu offre une réflexion nouvelle et salvatrice. Au-delà de raconter avec une intensité communicative les sensations, les douleurs et les vibrations des êtres, au Cameroun et en France, l’écrivaine confronte avec finesse le lecteur aux croyances limitantes, aborde judicieusement la question de la transmission et délivre, grâce à une fin magnifique, un puissant message. L’envoutement est total.


Le rêve du pêcheur. Hemley Boum. Editions Gallimard. 21,50 €.

mardi 17 septembre 2024

Le rêve du jaguar



« Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui porte aujourd’hui son nom ». Ainsi commence ce roman chatoyant. Avouez, ça donne envie d’en savoir un peu plus sur l’incroyable destin de cet Antonio. L’enfant dérange une femme âgée habituée à mendier sur ce même parvis. Elle s’approprie la machine à rouler les cigarettes trouvée dans les langes et se désintéresse du bambin. Mais les passants, attendris par la présence du nouveau-né geignard, sont plus généreux dans leur obole. La vieille prend finalement le nourrisson en charge. Quand le jeune garçon est en âge de gagner de l’argent, il explore toutes sortes de pistes. De voleur de barque à vendeur de cigarettes, il va où le mènent les opportunités de sa caste. Alors qu’il a trouvé un travail au port, il voit débarquer la statue de Simon Bolivar, el Libertador, et la ferveur populaire que cela entraîne. Nous sommes au Venezuela, à Maracaibo, capitale de l’état de Zulia, à cinq-cents kilomètres à l’ouest de Caracas. La vie d’Antonio bascule juste après cette halte du monument au port. La découverte du premier gisement de pétrole va transformer l’économie et bouleverser le visage du pays. Pendant cette période, Antonio se métamorphose lui aussi, d’enfant en jeune homme. C’est à ce moment-là que, sur la recommandation d’un vieil ouvrier, il se présente à la porte d’un bordel pour obtenir le poste d’homme à tout faire.
On a à peine tourné trente-cinq pages qu’on a déjà vécu mille vies avec Antonio. De l’Amérique latine, je connais uniquement les sensations que le cinéma et la littérature éveillent en moi. Chaque fois, c’est un déferlement de chaleur, de couleurs, de mouvement, d’odeurs… une effervescence joyeuse qui se joue de la misère et des coups du sort, qui s’obstine vers le beau, flirte avec le magique et les fantômes. Les frontières entre la réalité et le rêve, entre la vie et la mort, semblent beaucoup plus floues que dans notre société. L’austérité paraît bannie tant le rapport aux événements, même douloureux, est charnel. Avec l’écriture à la fois souple et énergique de Miguel Bonnefoy, on touche du doigt une langue ronde, la touffeur de l’atmosphère, la détermination d’Antonio mais aussi celle d’Ana Maria, la jeune fille qui deviendra sa femme. Ensemble, ils franchiront les obstacles pour accomplir leur destinée. Ils deviendront de brillants médecins, ouvrant la voie au champ des possibles. Leur vie est mêlée à l’histoire politique tourmentée du pays (dont l’actualité vibre encore aujourd’hui, hélas). La naissance de leur fille, Venezuela, en est une belle illustration. Cette dernière ne manque pas de caractère, pas plus que les autres personnages, mus par l’intuition, le bouillonnement, l’intelligence, la curiosité. Le rêve du Jaguar est un voyage à ne pas rater en cette fin d’été frileuse.


Le rêve du jaguar. Miguel Bonnefoy. Editions Rivage. 20,90 €

lundi 16 septembre 2024

Roman de gare

 



Quoi ? Déjà septembre ? L’heure des cahiers neufs, des aubes fraîches, de la rentrée littéraire ? Cette dernière ne déverse pas moins de 459 nouveautés dans les rayons des librairies. Comment choisir ? De quoi avez-vous envie ? N’aimeriez-vous pas vous carapater, comme ça, l’air de rien, prolonger l’été et (re)partir à l’aventure ?

Sans bouger de votre fauteuil, grimpez avec Philibert Humm dans un wagon à destination de l’inconnu et du n’importe quoi. Après le succès de Roman fleuve, sur lequel l’auteur s’est reposé, l’argent ne coule plus à flots. Bon gré mal gré, il faut se remettre sur les rails de l’écriture. Souvenez-vous, dans le roman précédent, trois jeunes gens téméraires bravaient la Seine depuis Paris pour rallier l’embouchure du fleuve en canoë. Cette fois, en guise de chemin de croix, notre narrateur a choisi celui de fer. Il transpose donc la fresque fluviale au domaine ferroviaire et sert, en bref, « une resucée du livre précédent » ! Le lecteur est prévenu avec ce brillant éclair de lucidité. Philibert a décidé de voyager économique et léger. Muni de son baluchon (panoplie incontournable du vagabond), accompagné de son ami et acolyte Simon, il s’attelle à trouver la brèche d’une clôture pour pénétrer de nuit dans une gare de marchandises et guetter un train à la destination surprise. Tout se passe-t-il comme prévu ? Rien n’est moins sûr puisqu’en bons logisticiens, Simon et Philibert n’ont que sommairement anticipé (même si la liste de l’équipement a été longuement pensée et dessinée). Lorsque la rame dans laquelle ils sont parvenus à prendre place s’ébranle, le voyage commence enfin. Où les mènera-t-il ?

Autant le dire tout de suite, la quatrième de couverture donne le ton : « Roman de Gare est à même de fournir un loisir ou une distraction salutaire à ceux qui n’attendent plus grand-chose de la littérature et de la vie en général ». La dérision est bien au rendez-vous. La Note de l’éditeur nous fait sourire dès la septième ligne. A la vingtième, on rit franchement. Et on n’arrête plus. Avec une plume éminemment caustique, Philibert Humm décrit les improbables péripéties de deux branquignoles en quête d’aventure. Le narrateur se persuade d’accomplir son grand œuvre ; l’histoire ne dit pas si c’est en écrivant ou en entreprenant ce voyage mais les deux sont étroitement liés de toute façon. Il amuse son lecteur par son impréparation assumée et sa détermination à géométrie variable. L’auteur, lui, maîtrise la dose d’absurde qu’il insuffle à son sujet. Livre atypique, dans un style léché (on me souffle dans l’oreillette que l’héritage d’Alphonse Allais n’est pas loin), Roman de Gare sollicite l’intellect tout en finesse et réduit les prises de tête à néant. Dans un contexte toujours plus morose, on peut qualifier cette épatante épopée d’hilarante et ça, ça n’a pas de prix (enfin si, 21€, mais faut-il sacrifier notre plaisir à l’éventuelle acrimonie du banquier ?) ! Un ouvrage de rentrée idéal pour ne pas retomber trop vite dans le train-train.

 

Roman de gare. Philibert Humm. Editions des Equateurs. 21€.

 

mardi 10 septembre 2024

Neuf rencontres et un amour


Dans le train qui me ramène de Bordeaux à Paris (j’ai dû écourter mon week-end prolongé pour régler un problème domestique), j’ouvre ma liseuse. Ultra-pratique quand je me déplace (encombrement et poids minimum), elle est rétroéclairée pour un confort de lecture optimal. En route pour Neuf rencontres et un amour. Les trépidations d’un train entre Bougival et Louveciennes secouent Antonin Artaud. Il se rend à un dîner. La femme qui reçoit n’a besoin ni de bijoux ni qu’on lui compose des poèmes, juste de cailloux à mettre dans son aquarium. Lorsqu’ils se retrouvent face à face, l’attraction est immédiate. Le jeune homme tourmenté a une idée bien précise de la relation amoureuse et pense qu’entre deux êtres tout se joue en neuf rencontres. Lui, ténébreux, émotif, maladroit, épris, opiomane. Elle, mariée, sensuelle, créative, encline à toutes les expériences. Anaïs Nin, puisqu’il s’agit d’elle, et Antonin Artaud se croisent en diverses circonstances dans un Paris en ébullition. Leurs retrouvailles sont tantôt dues au hasard, tantôt aux rendez-vous. Comment, en neuf tableaux successifs, ces deux personnages haut-en-couleur, libres et fantasques, vont-ils composer avec leur désir de vivre un amour unique et pur ?

Je faisais traîner l’achat de ce roman depuis plusieurs mois. Résolue à le lire avant l’été je le charge dans ma liseuse avec l’intuition qu’il serait un bon compagnon pour ce voyage. Je retrouve l’aisance de Jérôme Attal dans l’écriture, une sorte de grâce, de légèreté, de finesse, de précision. Je renoue avec son humour incisif, l’amour de la langue avec laquelle il se réinvente en permanence. Je ris, les pages s’enchaînent dans une certaine délectation. Le roman permet à l’auteur de prendre les libertés qu’il souhaite avec l’histoire qui a réellement existé entre ces deux figures atypiques du monde littéraire de l’entre-deux guerres. Il nous entraîne dans le tourbillon des questionnements, des limites ou de l’absence de limite ; il interroge les fondements de la créativité. Spontanément (à l’opposé de ma timidité parfois maladive), j’écris un message à l’auteur, rencontré à de nombreuses reprises en salon du livre. J’expose brièvement mon environnement (le wagon, le retour vers Paris) et quel bon moment je passe avec ses personnages et son intrigue. La réponse est rapide et surprenante. Jérôme Attal est dans le même train que moi ! Situés dans deux rames différentes, nous ne partagerons pas nos impressions autour d’un café à la voiture bar. Cependant, les circonstances et la proximité font de cette coïncidence une sorte de communion intellectuelle, donnant à ce dimanche soir la coloration particulière d’un coucher de soleil et d’un paysage verdoyant défilant à travers les vitres d’un TGV, décor observé simultanément par une lectrice et un écrivain. Et, poursuivant ma lecture, j’imagine la joie d’un auteur assuré que quelque part, tout près, quelqu’un tourne avec friandise les pages de son dernier roman.


Neuf rencontres et un amour. Jérôme Attal. Éditions Fayard. 20 €.

lundi 9 septembre 2024

Sept nouvelles de la terre




 La Terre à la Une


Vous voulez des nouvelles de la Terre ? Sept auteurs des XIXe et XXe siècles nous livrent leur vision à travers un recueil d’histoires courtes. « Il n’y avait qu’à déblayer les bords du fleuve, de l’immense forêt vierge enracinée là depuis la naissance du monde » ; des hommes défrichent une forêt pour y installer une ville mais la forêt ne compte pas se laisser faire. « Toute la planète est goudronnée sauf Tsalka. Nous sommes la risée du monde […] il nous faut le goudron ! » ; Edolfius se bat depuis longtemps pour goudronner la route qui relie son village à la ville. Ailleurs, les “duniers” protègent leur territoire face à des envahisseurs venus de la mer, les “volters” : « Nous les traitons de monstres, mais je te le demande, Botrik, qui sont les monstres ? » interroge un jeune soldat circonspect. « C’est la loi de l’évolution, dit Bunting en colère, celui qui s’adapte survit » ; en 2430, la terre n’est plus peuplée que de trilliards d’humains et du plancton qui sert à les nourrir. Seul Cranwitz garde une poignée des derniers animaux. Dans un autre futur : « Disons pour faire court que l’activité humaine en quelques dizaines d’années, a abîmé la planète au point de nous obliger à porter cet accoutrement » ; vivre son adolescence quand les visages sont cachés par des masques et les corps enfouis dans des combinaisons !

Comment ces écrivains ont-ils pu être aussi clairvoyants ? C’est ce qui nous a plu dans ces nouvelles. Les peurs du monde qui change ne datent pas d’hier. Chaque nouvelle, conte fantastique (Woods’town d’Alphonse Daudet) ou dystopie (2430 d’Isaac Asimov), traite du rapport de l’homme avec la planète et de son avenir. Déforestation, surpopulation, pollution, risque nucléaire, avantages et inconvénients du progrès (comme dans L’asphalte, nouvelle déchirante de Sylvain Tesson) sont autant de sujets qui montrent l’influence souvent néfaste de l’homme sur son environnement. Asimov nous rappelle à quel point l’homme peut être un mouton et nous avons été impressionnés par sa vision d’un futur, en 1958, où l’homme ne penserait qu’à lui, éliminant la vie animale autour de lui. Dans le contexte actuel et les guerres qui nous menacent, Planète pour hôtes de passage (1953) de Philip K. Dick souligne la fragilité de l’humanité et un manque d’humilité qui peut la conduire à la catastrophe. Plus près de nous, Bas les masques, écrit en 2005 par Benoît Boyard, plaira aux jeunes lecteurs, les héros étant des adolescents. La lecture de cette nouvelle, écrite bien avant la pandémie de Covid, donne à réfléchir. Quant à Pierre Bordage, il soulève subtilement, dans Les Duniers, la question des croyances, des peurs et de l’immigration. Certaines préoccupations récentes inspiraient déjà les écrivains comme Jean Giono en 1954 dans L’Homme qui plantait des arbres : lueur d’espérance.
La nouvelle, genre littéraire épuré au rythme concentré et à la chute percutante est le moyen idéal pour, de façon intemporelle, sensibiliser le lecteur à la préservation de la planète. Incontournable.
Sept nouvelles de la Terre. Magnard. Classiques & Contemporains.
Assya, Jean, Lucas, Evanne, Candice, Jérémy, Théophile, Eliott, Jack.

vendredi 6 septembre 2024

Amazone et Novecento : pianiste






Novecento : pianiste

Début du XXe siècle, le Virginian, “copie conforme du Titanic”, fait la navette entre l’Europe et les Etats-Unis. Après une longue traversée, Danny Boodman découvre un bébé posé sur le piano de la salle de bal. Touché par le nourrisson, sans doute abandonné là par des voyageurs de troisième classe qu’un nouveau-né encombrerait dans leur démarche d’immigration, le marin décide de garder l’enfant. Il lui donne son nom, auquel il ajoute les initiales T.D, trouvées sur la boîte faisant office de berceau – et dont il se persuadera longtemps qu’elles signifient : « Thanks Danny ». Il termine avec Novecento… symbolisant le début du XXe siècle. L’enfant grandit, devient un prodige au piano et enchaîne les traversées, sans jamais quitter le navire. Que se passerait-il s’il descendait sur la terre ferme ?
Alessandro Baricco est écrivain et musicologue. Ce qui explique sans doute le rythme de cette pièce de théâtre écrite comme un long monologue mettant en scène Tim Toomey. Trompettiste engagé sur le bateau, ce dernier raconte l’histoire inhabituelle de Novecento : pianiste. L’enfant abandonné est devenu un homme mais il n’a d’identité que dans le huis clos du bateau. Pour ce génie du piano qui joue comme nul autre, que signifie la découverte du monde extérieur ? Une possibilité sans fin de rues, de rencontres, de lieux de vie. Comme tout humain, il se trouve confronté à la peur et à l’envie. En nous entraînant dans les contradictions et les questionnements de Novecento, le narrateur nous interroge sur la philosophie de la vie, la notion de choix, de limites et d’infini. Impressionnant.

Mathilde, Charles, Mathéo, Baptiste, Mina, Noam, Hanaé.

 

Amazone
Fleuve rouge, piano blanc, musicien noir. Sur une rive du cours d’eau impétueux, s’accroche le petit village d’Esmeralda, animé par une routine bien ancrée. Pourtant, soudain, tout se fige. Cerveza, le barman, reconnaît un bruit familier de lui seul. Une mélodie. Les habitants sont bousculés par l’arrivée inattendue d’une embarcation de fortune, supportant un majestueux piano à queue sur lequel joue Amazone Steinway. Lors de son escale forcée, il est accueilli de façon ambiguë. Poursuivant un but dont il ne veut rien dévoiler, le pianiste se soumet aux règles du Colonel Rodriguez, gérant du bar et chef auto-proclamé du lieu. Jouera-t-il son avenir au prix de son rêve ?
Avec Amazone, récit poignant, Maxence Fermine nous a transportés dans un univers inconnu. Amazone Steinway nous embarque avec lui dans son aventure et ses nombreux obstacles physiques et psychologiques. L’auteur crée une atmosphère mystérieuse dans le luxuriant décor de l’Amazonie. Immersion dans une troublante quête d’absolu qui nous fera retenir notre souffle jusqu’à la fin. Vous serez portés par le bruit des cascades, l’humidité de la jungle et la magie de cet endroit dépaysant. Le style de l’auteur nous fait vivre un voyage poétique et onirique, nous ouvre les portes d’une culture et d’un mode de vie différents, où les frontières entre le réel et l’imaginaire s’effacent, où l’amour et l’amitié rythment les pages.

Hugues, Camille, Jérémy, Chloé.


Novecento : pianiste, Alessandro Baricco, Folio, 5,70 €.
Amazone, Maxence Fermine, Livre de poche, 7,90 €.

Les réveilleurs de soleil



Depuis quelques temps, le soleil ne se lève plus à Amourville, où vivent Rosie et Edmond, son grand-père. Du haut de ses treize ans, la jeune fille pleine de vie décide de partir. Elle enfourche son vélo, Harley. Son but ? Trouver les personnes qui l’aideront à reconquérir le soleil ! L’astre revenu, son grand-père, grainetier, pourra de nouveau gagner sa vie et soigner un mal qui ne fait qu’empirer. Pour rejoindre Arj-en-Ville où Noé, l’homme le plus riche du monde, pourrait peut-être acheter le soleil, il faut passer par la forêt des On-dit, qui bruisse de légendes inquiétantes. En chemin, Rosie croise la route de Crêpe, le monstre dont l’ombre ne fait plus peur à grand monde depuis que le soleil a disparu. Ensemble ils vont affronter de nombreux obstacles et faire des rencontres inattendues. La jeune fille réussira-t-elle sa mission ?
Oxmo Puccino, auteur, compositeur, interprète, est né au Mali en 1984. Ce rappeur aux vingt-cinq ans de carrière et huit albums change de registre en publiant un roman, Les Réveilleurs de soleil. Le langage imagé de ce conte poétique entraîne le lecteur dans des jeux de mots à sens multiples. Chaque rencontre de notre aventurière symbolise une leçon de vie à part entière. L’argent, la cupidité, la séduction, le pouvoir, ne suffisent pas à obtenir les faveurs du soleil. Comme l’eau et le soleil sont indispensables aux fleurs, au terme de nombreuses péripéties, les personnages découvriront que l’amour et l’amitié peuvent sauver les cœurs. Les valeurs simples de la vie ne sont-elles pas essentielles ?


Greg, Justine, Jules, Léane, Axel, Gabrielle, Maël,
Lana.

Les réveilleurs de soleil. Oxmo Puccino, Livre de poche, 7,20 €.

mercredi 29 mai 2024

Le récital des anges

Londres, janvier 1901. A la mort de la reine Victoria, Maude et Lavinia se rendent au cimetière avec leurs parents. Une amitié naît entre les deux fillettes, dont les tombes familiales sont mitoyennes. Sous l’impulsion de Lavinia, elles se retrouvent ensuite régulièrement en ce lieu inhabituel avec Simon, le fils du fossoyeur. Maude est enfant unique. Sa mère, Kitty Coleman, a tout fait pour éviter une nouvelle grossesse. Elle semble perdue dans un monde où sa fille n’a pas de place. Quand Lavinia emménage dans la maison voisine des Coleman, Maude passe beaucoup de temps avec la famille Waterhouse. Un jour, Kitty s’anime pour la cause des suffragettes. Dès lors, le rythme s’accélère.
Tracy Chevalier a l’art de raconter des histoires banales en maintenant un suspense haletant. Les drames de ces deux familles apparemment tranquilles sont tour à tour racontés par chacun des protagonistes, dans de courts chapitres. Les caractères se forgent au fil des années qui défilent. Ce roman fait transpirer la façon dont on s’accommode des convenances ou pas, la différence de classe et de condition, ce qui distingue les gens et ce qui les rapproche. Le cimetière, immuable, est là comme un personnage central autour duquel s’articulent vie et mort. Sans atermoiement et avec la grande finesse à laquelle cette autrice nous a habitués.


Le récital des anges. Tracy Chevalier. Editions Folio. 10,40 €

La Madeleine Proust, une vie


 Il y a quelques semaines, j’ai eu le privilège d’animer une rencontre avec Lola Sémonin, alias la Madeleine Proust. Beaucoup d’entre nous connaissent ce personnage de paysanne du Haut-Doubs, à l’accent franc-comtois familier. Pendant quatre décennies, la Madeleine Proust a commenté les événements avec son regard faussement naïf. Lola Sémonin a laissé à une autre comédienne le soin de continuer de faire vivre le personnage dans un nouveau spectacle, La Madeleine Proust passe le relai. Elle se consacre désormais entièrement à l’écriture. Son personnage néanmoins chevillé au corps et un désir de transmission aussi fort qu’une vocation, elle en a écrit l’histoire. Née en 1925 dans une ferme d’un petit village près de Morteau, la Madeleine doit, toute jeune, s’occuper des frères et sœurs arrivés après elle. Quand elle peut enfin aller à l’école, elle apprend avec facilité. Le travail à la ferme l’éloigne pourtant bien souvent des bancs de la salle de classe. Des drames silencieux aux rencontres adolescentes en passant par le travail aux champs, la Madeleine Proust se raconte et partage les moments importants de sa vie de famille. Quatre tomes de La Madeleine Proust, une vie se succèdent. Le premier s’appelle Quand j’étais p’tite 1925-1939. Dans Ma drôle de guerre 1939-1940, Madeleine raconte la mobilisation et le départ d’anciens poilus désabusés comme son père, le cantonnement d’autres soldats, hébergés à la ferme. L’agriculture se moque des turbulences humaines, il faut des bras pour effectuer les moissons. Sous la botte 1940-1941 emmène Madeleine loin de sa montagne, à Paris, en tant que bonne. L’occasion de confronter deux univers, celui des patrons et des employés, mais aussi celui de la résistance et de la collaboration, aux frontières pas toujours nettes. Enfin, Libération 1942-1945, ramène notre paysanne chez elle pour vivre les dernières années de guerre où les habitants sont confrontés à des choix et contraints au secret.
Dans cette tétralogie, on découvre une Madeleine Proust différente du personnage de scène. On partage la vie d’une enfant et d’une jeune fille dans l’entredeux guerres et pendant le second conflit mondial. Beaucoup de thèmes sont évoqués : la place de l’école, du travail, des enfants, de la religion, les deuils, l’inceste, l’émancipation, les événements qui précipitent des peuples amis dans la guerre. C’est poétique, documenté, passionnant. Madeleine y apparaît sous un jour touchant, “au-then-ti-que” pour reprendre le terme utilisé par un protagoniste du roman pour définir la jeune fille. La nature est omniprésente, parfois de façon humoristique, sou- vent de façon émouvante. Le personnage de Madeleine, sans filtre, plein de bon sens aussi, dont la naïveté alimente un ressort à la fois comique et tendre, souligne les bienfaits des choses simples de l’existence. Il prend une dimension universelle et ça fait du bien.


La Madeleine Proust, une vie. Tétralogie. Lola Sémonin. Plusieurs éditeurs. Environ 22€ par volume.

Les oiseaux se moquent bien du paradis

Dans les enceintes du taxi qui conduit une femme à la maternité, Dave chante Vanina-a-a. C’était la chanson préférée d’Hortense, dont la mort a laissé ses parents inconsolables. Ils y voient un signe de l’au-delà, le prénom de l’enfant à naître est trouvé. Embarrassés par le fantôme de leur fille décédée, ils déménagent à Hyères, dans le sud de la France, avec leur fille vivante, bientôt rebaptisée Vanille par ses camarades de classe, Pierrot en particulier. Alors que sa mère se mure dans son chagrin et que son père s’évade en compagnie des oiseaux qu’il étudie, Vanille noue une profonde amitié avec ce garçon dont elle est bientôt inséparable. Ensemble, ils décident que plus tard, ils tiendront l’épicerie où ils achètent leurs bonbons à la sortie de l’école. Va- nille a une voix magnifique, elle est promise à une carrière de chanteuse lyrique. Devenue adulte, elle officie pourtant bien dans l’épicerie, dont l’enseigne kitsch, un flamant rose lumineux volé devant une discothèque, trône dans la vitrine. Pierrot est là aussi. Vanille s’adresse à lui au quotidien sans jamais obtenir de réponse. Bien souvent, elle s’évade dans ses souvenirs. Son voisin, Sam, est coiffeur. Sa femme s’est enfuie en Italie en emmenant leur fille. Il cherche sans succès depuis des années à les retrouver quand il reçoit une lettre. Il appelle Vanille à l’aide.

Les oiseaux se moquent bien du paradis annonce Magali Discours dans son dernier roman. Entre les morts et les vivants, le ciel et la terre, les pinsons sont gais, les pies, voleuses, les poules mouillées, le pigeon, voyageur. La poésie des oiseaux et de l’autrice accompagne Vanille et Sam dans les quêtes qu’ils poursuivent presque malgré eux. Prendre son envol. Entre le propre et le figuré, certains se sont mélangé les cannes. Qui est vraiment Pierrot ? Un buste en céramique hérissé de sucettes ? Une personne réelle mais mutique ? Une présence symbolique silencieuse, qui permettrait enfin à Vanille d’écouter son chant intérieur et de trouver sa voie (voix) ? Que fait-on de son passé ? Comment surmonte-t-on (ou pas) le traumatisme d’avoir été mal aimé ? Dans un jeu de miroir (sans alouette), on observe des mères et les conséquences, souvent délétères, que provoque leur absence. Les personnages se débattent parfois comme une mouette rattrapée par la marée noire. L’évocation de souvenirs joyeux ou, à d’autres moments, d’instants chaleureux du présent, transpire la fluidité et l’élégance d’un vol d’oiseaux migrateurs. Avec la précision d’un coucou suisse, l’autrice décortique le déni et le désespoir.
Puis, à tire-d’aile, elle accompagne ses héros vers la résilience. Encore une fois, la jolie plume de Magali Discours nous emporte dans la vie de personnages qu’on peine à quitter, la dernière page tournée.


Les oiseaux se moquent bien du paradis. Magali Discours. Éditions de l'Archipel. Collection Instants suspendus. 20,00€

mercredi 15 mai 2024

 

On les a souvent vus à la une des journaux people. Même si l’on n’est pas lecteur de cette presse, on a forcément jeté un œil curieux sur leur jeunesse et leur beauté exposées en couverture. Lui, brun, ténébreux. Elle, blonde, évanescente. Lui, imperturbable. Elle, traquée comme un animal pris dans les phares d’une voiture. Lui, s’appuyant sur son vélo, sa pince au mollet. Elle, rouge à lèvres carmin, s’accrochant à un sac à main déjà en rupture de stock. Tout le monde sait comment l’histoire se termine. La malédiction a englouti un conte de fée pas si rose. Vous aurez compris de qui l’on parle. Ils ont défrayé la chronique dans les années quatre-vingt-dix et leur aventure s’est terminée au fond de l’océan, à la suite d’un crash idiot.

Dans un livre addictif, Stéphanie des Horts plante le décor du drame dont on connaît l’issue. Elle présente John Kennedy junior et Carolyn Bessette en reprenant minutieusement l’enfance et le parcours de chacun jusqu’à leur rencontre. Elle retrace ensuite la succession des événements, émotions contraires, déchirements et tentatives pour sortir d’une spirale infernale. Puis, à l’approche du dénouement funeste, elle détaille l’enchaînement des contretemps, l’orgueil dont font parfois preuve les hommes auxquels rien n’a jamais résisté. De mauvaises décisions en coups de pas de chance, la légende tragique s’inscrit une fois encore dans l’histoire des Kennedy. Comme un très long reportage, ce roman concentre toutes les informations qu’on avait jusque-là vaguement glanées. A lire pour rassembler tous les morceaux.


Carolyn et John. Stéphanie des Horts. Éditions Albin Michel. 21,90 €

lundi 1 avril 2024

Ce parfum rouge

 


1934. Nine, jeune femme un peu effacée, est ingénieur chimiste à Suresnes, dans le laboratoire de François Coty, fondateur de l’industrie moderne de la parfumerie. Descendante d’une lignée de parfumeurs français installés en Russie, elle a fui la révolution bolchévique avec sa mère et son frère après avoir assisté à l’arrestation brutale et la disparition de son père. Sélectionnée pour le concours des jeunes parfumeurs de la Foire internationale de Lyon, elle oscille entre fierté d’avoir été choisie et appréhension : sera-t-elle digne de l’héritage paternel ? Lorsqu’un incendie détruit ses échantillons et alors qu’elle n’a pas consigné les procédés au coffre-fort, elle doit aller chercher de nouveaux arômes chez Léon Givaudan, fournisseur. Leur rendez-vous les lie instantanément dans un sentiment filial qui ne se démentira pas. L’entreprise de Coty en difficulté, Nine est licenciée. Elle n’a pas gagné le concours mais elle a été repérée et son avenir est prometteur. Givaudan la recrute et l’envoie dans la capitale des Gaules. Là, elle rencontre Pierre Rieux. Commissionnaire en parfums, issu des classes populaires, ambitieux, il fraye avec le pouvoir de Moscou. Malgré leurs différences, ils sont attirés l’un par l’autre. Lorsqu’une délégation soviétique vient avec Pierre visiter l’usine où elle travaille, Nine est déstabilisée. Dans le sillage de Polina Molotova, personnalité haut-placée dans la hiérarchie, une fragrance unique. Nine la reconnaitrait entre mille, c’est le parfum inventé pour elle par son père et dont lui seul détient la formule.

Mettre le nez dans Ce parfum rouge, c’est ne plus en sortir jusqu’à la dernière page, s’enivrer des effluves de jasmin, musc et autre mousse de chêne. C’est toucher du doigt le bouillonnement de l’entre-deux guerres, ses hoquets et ses débordements. C’est se promener dans Lyon un soir de fête des lumières. C’est entrer dans un monde où enjeux économiques et politiques se discutent autour d’un alcool fort et dans la fumée des cigares. C’est porter le poids d’un exil, s’accommoder de l’odeur des abandons et des renoncements. C’est percevoir les émanations du désir, des secrets, des espoirs et du souvenir. C’est affronter les relents de peur, de haine et de trahison… La petite et la grande histoire s’enlacent sous la plume sensible de Theresa Révay. Cette dernière excelle dans l’art de raviver les senteurs d’un univers passé et oublié. Elle ressuscite des personnages ayant existé et notamment, de façon touchante, deux de ses aïeux. La fiction vient accentuer la dimension déjà hautement romanesque du sujet. Émotions fortes et tensions politiques imprègnent les relations entre les protagonistes ; intrigues et rebondissements donnent un rythme haletant à la lecture. La mémoire olfactive est l’une des plus puissantes. Une simple exhalaison nous fait voyager dans les replis du souvenir. Ce livre nous le raconte, l’Amour a un parfum. Respirez !


Ce parfum rouge. Theresa Révay. Éditions Stock. 21,90 €.

mardi 19 mars 2024

Rendez-vous à la porte dorée


On le pressentait en tournant les pages de L’homme que je ne devais pas aimer. Agathe Ruga, du moins son personnage de fiction, courait à la catastrophe. C’était brutal et impétueux, au-delà des limites. Les limites ? Agathe ne sait pas ce que c’est. Elle se permet tout. Avec elle, tout pulse plus fort. On retrouve avec plaisir sa plume décomplexée dans Rendez-vous à la Porte dorée. Anne a vrillé après sa troisième grossesse. Éprouvée par son quotidien de jeune mère, victime d’une dépression post-partum qui ne dit jamais son nom, elle se sent mourir à petit feu. Elle étouffe et elle veut bien tout sauf ça. Alors elle envoie balader le couple qu’elle forme avec Joachim pour vivre une passion avec un autre homme. Elle le savait que l’herbe n’était pas plus verte ailleurs. Elle le savait qu’elle avait mis l’énergie de son désespoir dans cette aventure aux lendemains incertains. Le nouveau compagnon l’entraîne dans la déraison. Le temps de la désillusion arrivé, Anne s’extirpe et, devant les décombres de son bonheur, réalise son erreur. Elle a éconduit l’homme de sa vie. Son accablement est incommensurable. Elle voudrait réparer mais l’ex-mari ne l’entend plus de cette oreille. Il l’évite, ne laisse la porte ouverte à aucun dialogue. Anne est déterminée, même quand ses filles lui apprennent que leur papa a une copine. Pour reprendre le cours d’une partition qui n’aurait jamais dû s’interrompre, elle est prête à tous les stratagèmes, y compris partir sur les traces du couple éponyme formé par les parents de la Vierge Marie.

 Lire Agathe Ruga c’est sortir de la commune mesure. Accepter l’écorché vif. A travers les émotions qu’elle livre sans filtre et qui ont nécessairement un écho chez le lecteur, on a l’impression de se déshabiller avec elle sur la place publique. Plaisir de la transgression mêlé à la crainte qu’elle engendre. L’avantage avec l’écriture, c’est l’absence de conséquence. Agathe décortique le jusqu’au-boutisme dont l’humain est capable dans les sentiments. Elle va loin, souvent au-delà de ce qu’on s’autorise à imaginer. Dans ce que l’on serait prêt à faire pour reconquérir un ex. Dans ce à quoi on se soumet, prétendument par amour, pour des raisons souvent inexplicables au yeux des autres. Elle déballe tout. Les tâches de sang sur le matelas, les rafales de SMS, le Mur des Lamentations. Elle ose aller plus loin, quitte à perdre son personnage dans l’excès des sentiments. Excès. Ce mot existe-il pour Agathe Ruga ? Probablement pas. Jamais elle ne cède à la tiédeur. Elle donne du sens à la fureur de vivre, elle met des paillettes dans notre lecture. On tourne la dernière page le cœur battant, palpitations intenses. On a vingt post-it, pour revenir plus tard sur des formules percutantes : « Je te trouve plus beau et plus méchant qu’avant, ce qui n’arrange rien. J’avais décidé de ne plus t’aimer et, trois ans plus tard, je constate que le plan a échoué. » Agathe Ruga y va cash de bout en bout avec un sujet original. On en veut encore !


Rendez-vous à la Porte dorée. Agathe Ruga. Editions Flammarion. 20 €.

mardi 5 mars 2024

Blanches

 

2012. Aimée aime Arnaud mais Arnaud est enlisé dans ses addictions. Un jour, il s’évapore. Un an après sa disparition, Aimée n’arrive toujours pas à tourner la page. Étudiante en médecine, elle a brillamment réussi son internat et personne ne comprend vraiment la raison pour laquelle elle choisit pour son premier stage les urgences de Villedeuil, situées en banlieue,alors que son classement lui aurait permis d’obtenir une place intéressante dans un établissement parisien. En poste, elle fait la connaissance de Laëtitia, l’infirmière d’accueil. Cette dernière a grandi près de la cité. Kamel, son petit ami fraîchement diplômé, l’accompagne matin et soir en attendant de trouver un travail. Tous deux voient d’un mauvais œil Flora, la concierge de leur immeuble, qui semble épier leurs moindres gestes. Aimée et Laëtitia sympathisent et s’arrêtent de temps en temps au café de Manuel, îlot non médical perdu au milieu des bâtiments. Là, Aimée croise le regard de Fabrice, médecin au SAMU. Ce dernier, marié et futur père de famille, est attiré par la nouvelle interne. Jean-Claude, quant à lui, a fait toute sa carrière de chirurgien à Villedeuil. Il s’est donné entièrement à son métier et se retrouve seul après le départ de sa femme et son fils. Ensemble, tous ces protagonistes font tourner le service, dans le fragile équilibre d’un système hospitalier en souffrance. Jusqu’à l’incident. 

Blanches, écrit Claire Vesin. Blanches comme les blouses du personnel soignant. Blanches comme les oies que sont les novices, jeunes infirmières ou internes, jetés sans filet dans un système de santé dont on sait qu’il périclite depuis le jour où le mot rentabilité s’est invité à l’hôpital. Blanches comme la pureté, blanchies comme le seraient les accusées à la fin d’un procès où les jurés prononceraient l’acquittement. L’autrice, en plus de faire un état des lieux sans état d’âme d’un service d’hôpital de banlieue, pénètre l’intimité de chacun de ses personnages et raconte leur quotidien, capte un espoir fugitif, des fractures mal ressoudées. Le ton est aussi juste quand il s’agit de scruter l’angoisse de Kamel errant dans sa cité perdue que lorsqu’on se trouve dans le salon bourgeois des parents d’Aimée. Pas de clichés cependant, la primo-romancière maîtrise son sujet sur le bout des doigts et, par des touches subtiles, décrit les ambitions, les craintes, les rêves déchirés par la réalité. Ici un verre d’alcool étouffe les angoisses. Là c’est une barre de chocolat. Ailleurs, on s’acharne dans le sport, on laisse poindre une lueur de désir. Le silence, nœud des intrigues romanesques, pèse sur chaque page. On imagine les carrelages froids, la mousse de la bière sur les lèvres, les détresses humaines. Les tragédies se nouent sans bruit, des abcès crèvent et des non-dits asphyxient. A la fin, qui renonce, qui s’émancipe ? Pas si simple. Claire Vesin porte un regard profond sur la médecine hospitalière, l’humain et la société, un regard sans jugement qui suscite la réflexion. Bravo.


Blanches. Claire Vesin. La manufacture des livres. 18,90 €.

mardi 20 février 2024

L’Inconnue du portrait


Isidore est cireur de chaussures à New York mais il nourrit de grandes ambitions. Amoureux de Lotte, une jeune fille de bonne famille, il compte bien s’extirper de sa condition pour l’épouser. Le monde de la finance, à la fin des années 1920, est en ébullition. Intelligent, à l’écoute, Isidore apprend à spéculer. Alors que tout menace de s’effondrer, il choisit des placements hasardeux. Quelques années plus tôt, en Autriche. Une fille-mère quitte Vienne avec son tout-petit et s’installe dans une ville à une trentaine de kilomètres. La vie n’est pas simple pour la jeune femme qui veille à élever son enfant dans la dignité. Enfin, des années plus tard, dans le bureau cossu d’un avocat, une femme assez vulgaire raconte son passé de prostituée et la naissance de sa fille – un accident de capote. Elle s’interroge sur la possibilité d’exiger d’un milliardaire qu’il se soumette au test ADN qui établirait sans l’ombre d’un doute sa paternité. En superposition de ces destins multiples, vient se glisser une mystérieuse toile de Gustav Klimt, portrait d’une jeune femme au regard nostalgique, grain de beauté haut sur la pommette, châle fleuri sur les épaules, cheveux bruns relevés en chignon, lèvres carmin entr’ouvertes. Klimt avait peint un tableau approchant, en 1910. Son modèle était alors de trois-quarts, les cheveux lâchés sous un grand chapeau, une fourrure autour du cou ne masquant pas les épaules dénudées. Quel rapport entre les deux œuvres ? Quels liens entre ces personnages évoluant à différentes époques ? C’est le début d’une enquête passionnante.

Au départ tout est vrai. L’histoire du tableau de Klimt, Portrait d’une dame, est exposée dans un court chapitre intitulé : Les faits. En une page et demie, l’intrigue est posée, le mystère, entier, nourrit tous les fantasmes. Camille de Peretti s’est emparée avec brio de cette énigme incroyablement romanesque pour écrire un ouvrage haletant. On s’engouffre avec gourmandise dans une institution viennoise pour y déguster le meilleur chocolat chaud. On voudrait prévenir Isidore du krach imminent et l’exhorter à la prudence ; on tremble avec lui de son audace. On reste muet devant cette peinture, visage de femme, dont la chevelure se détache sur fond vert et dont l’attitude semble si mélancolique. Le secret est épais. Comme des petites touches de lumière éclairant le tableau, avec lenteur et efficacité, des nuances de vérité sont ébauchées. Il ne faut pas trop en dire ici, pour laisser intact le plaisir de lecture, cet appétit qui nous fait tourner les pages sans relâche jusqu’à la dernière. L’épilogue, page 347, arrive trop tôt, comme un arrachement. Ce dénouement précipité et pourtant exhaustif jette le lecteur en dehors. On aurait aimé rester encore un peu avec Isidore, Pearl et les autres. Une vérité scientifique sera toujours défaite par une vérité romanesque. Avec cette conclusion magistrale, Camille de Peretti ouvre néanmoins le champ des possibles, encourage notre imaginaire et on l’en remercie.


L’inconnue du portrait. Camille de Peretti. Éditions Calmann-Lévy. 21,50 €

mercredi 7 février 2024

Basses terres



1976. Basse-Terre. La Grande Soufrière fait des siennes. Ça crache, ça s’affole. Haroun Tazieff ne croit pas à une éruption ; d’autres, comme Claude Allègre, le jugent irresponsable et préconisent l’évacuation. Dans cette atmosphère proche de l’explosion, évolue Eucate qui élève seule sa petite-fille Anastasie, dans une cabane sur les pentes du volcan. Elle ne partira pas. En Grande-Terre, de l’autre côté de l’isthme, Elias retrouve son fils Daniel, de retour en Guadeloupe pour la première fois depuis des années, avec femme et enfants. La case se remplit de visiteurs et de cousins déplacés. A Basse Terre, Anastasie vient se confronter à son méprisant géniteur. Rony, employé dans le même garage, remarque la jeune fille. Il est instantanément envoûté.
Basses terres, comme son nom le suggère, nous emmène aux tréfonds du cœur des humains. Au fil des intrigues, Estelle-Sarah Bulle dessine ses personnages avec minutie. Leurs univers, parallèles ou convergents, sont aussi l’occasion d’explorer l’île en profondeur, ses coutumes, ses mystères, ses blessures, son passé. La misère est une fatalité dont certains s’accommodent avec le sourire tandis que d’autres nourrissent de grands rêves de richesse ou d’évasion en métropole. La folie affleure,
entre passion et désillusion. C’est un roman âpre et coloré. L’auteur pose un regard à la fois doux et sans concession sur l’île papillon. Une belle découverte.


Basses terres. Estelle-Sarah Bulle. Editions Liana Levi. 20 €.

La fantaisie



Mona a sombré dans une grave dépression suite à un enchaînement d’épreuves, maladie, licenciement, divorce. Elle s’est réfugiée chez ses parents mais ne voit plus sa fille. Après quelques années, décidée à reprendre sa vie en main, elle s’installe dans un petit appartement d’étudiant, en banlieue parisienne. Les marches qui montent à la mezzanine sont aménagées en casiers de rangement. L’un d’eux est scellé. Mona décide de l’ouvrir. Dedans, elle découvre le manuscrit qu’un jeune homme, vingt ans plus tôt, a caché là. Elle commence à lire et bientôt, elle a envie de savoir ce qu’est devenu son auteur. Elle se met à sa recherche.

Les romans de Murielle Magellan sont frais et pleins de vie. La fantaisie n’échappe pas à cette règle. Dès les premières pages, on oscille entre le récit de la vie de Mona et la lecture du roman du jeune Philippe Sandre-Lévy. Le démarrage est hésitant, titubant même ; on sent à travers les lignes le brouillard dans lequel évoluent les personnages. Même si le manuscrit a rallumé une étincelle de curiosité, ils avancent à tâtons à la recherche de leur fantaisie perdue. Et nous aussi. Où va-ton ? Peu à peu, les peurs sont dépoussiérées, les masques tombent, la route se fait plus nette. Histoires d’amours pas banales, méthode irrésistible pour accepter le verre à moitié vide et favoriser le plaisir que procure la vision du verre à moitié plein, cela ressemble à un livre de développement personnel qui ne dirait pas son nom, la littérature en plus, et ça change tout.


La fantaisie. Murielle Magellan. Editions Mialet Barrault. 20 €

jeudi 25 janvier 2024

Histoire de Jérusalem


 Jérusalem. Personne ne peut ignorer cette ville, source de tant de mystères, de fantasmes et de convoitises. Un olivier millénaire, perché sur le mont éponyme, face à la ville trois fois sainte, raconte son histoire. Perdu au milieu des montagnes, comment ce lieu dépourvu d’eau potable a-t-il pu devenir le nombril du monde ? Tout commence environ deux mille ans avant J.-C., quand les premières populations sédentaires s’installent autour d’une source, au pied du Mont des Oliviers. Apparaissent les premières sépultures, sur le versant oriental de la vallée du Cédron. La géographie des lieux montre que la cité, éloignée des routes commerciales, n’avait pas forcément vocation à prospérer. Rushalimum, la plus ancienne mention découverte à ce jour, se trouve sur une figurine égyptienne datant de -1800 (Jérusalem étant, à cette époque, dans le giron de l’empire des pharaons). Il y a peu de traces écrites sur les premiers frémissements de la ville. Un prince aux origines mystérieuses aurait fait sortir d’Égypte le peuple hébreu pour le mener vers le pays de Canaan. Mais Moïse n’aurait jamais atteint la Terre promise. On trouverait sa tombe (Nabi Moussa, “prophète Moïse” en arabe) près de Jéricho. Ensuite, Abraham (Ibrahim en arabe) quitte la Mésopotamie avec sa femme Sarah pour s’établir à Hébron avant de venir à Jérusalem sacrifier son fils, Isaac selon la tradition juive, Ismaël selon la tradition musulmane.
On le perçoit dans la sonorité des mots, dès les premières images ; telle le bois millénaire du vieil olivier, Jérusalem résulte d’un enchevêtrement de légendes, de croyances, de tradition imbriquées les unes aux autres, agglomérées, inséparables. Les humains qui la peuplent sont successivement capables de travaux d’embellissement colossaux comme de destruction massive. Un jour l’entente bienveillante permet une vie douce où les coutumes des différentes religions s’adaptent les unes aux autres dans une ambiance joyeuse et chamarrée. Le lendemain, une poignée d’hostiles fait basculer la paix dans un bain de sang effroyable. Au fil des dix chapitres autour desquels s’organise cette bande dessinée d’une grande richesse, on apprend énormément ! Le foisonnement des dessins souligne la densité de l’histoire du lieu depuis quatre mille ans. Le texte, soigneusement rédigé, s’appuie sur de nombreux écrits, de l’Ancien Testament à The Jerusalem Institute for Policy Research en passant par les Archives du Consulat général de France à Jérusalem, le Recensement ottoman de 1905 ou encore de multiples récits de voyageurs des trois grandes religions monothéistes. Cet ouvrage, incontournable, vous permettra de mieux capter la respiration de cette ville unique, pour laquelle des hommes continuent de se déchirer, alors que tant d’autres appellent depuis si longtemps à une coexistence possible, sans fanatiques manipulés par des dirigeants orgueilleux.


Histoire de Jérusalem. BD. Vincent Lemire et Christophe Gaultier.  Les Arènes. 27,00€