mardi 13 mai 2025

Revoir Palerme

Le soleil alpage le lecteur dès la couverture, gorgée de couleurs du sud, feuilles, fleurs et fruits de l’oranger. On embarque sans préambule pour la Sicile avec Constance. Elle a pris le ferry pour honorer une promesse faite à sa grand-mère, Rose, et part sur les traces de son aïeule qui autrefois, arpenta Palerme. C’était lors du tournage du film Le Guépard, de Luchino Visconti, en 1962. Rose y était alors costumière. De cet épisode de sa vie, elle n’a rien raconté. Ni à sa fille avec laquelle elle entretient des relations distantes, ni à sa petite-fille, très proche. Pourtant, chaque année, un expéditeur anonyme lui envoie une bouteille de parfum sicilien. Les fragrances de fleur d’oranger qui s’en dégagent semblent ranimer des souvenirs dont aucune bribe cependant, ne franchit la bouche de la vieille dame. Tiraillée par ses secrets, Rose a-t-elle renoncé à revoir Palerme ou espère-t-elle un dernier voyage ? Constance, à la faveur de son mémoire de master, se rend sur place. Les podcasts qu’elle a créés sont aussi l’occasion d’aller capter les bruits de l’exubérante capitale de la Sicile. La jeune femme s’y sent tout de suite chez elle. Elle approfondit son italien, côtoie étudiants et artistes, visite des expositions, assiste à des spectacles. Elle aime se perdre dans les rues de la ville, s’imprégner de l’atmosphère, respirer les effluves, écouter les tumultes et les silences. Qu’est-elle venue chercher et que découvrira-t-elle ?

Nouvelle venue dans le paysage de l’édition, la Maison Pop, avec sa collection Voyages Voyages, propose des ouvrages mettant à l’honneur une ville et les richesses qui la composent : une histoire, des coutumes ou légendes, ses habitants. Il n’en fallait pas plus à Magali Discours, dont on connaît l’attachement à l’Italie, pour nous entraîner dans son sillage sur les traces de Constance et du Guépard. Elle partage avec nous son amour pour Palerme et met nos sens en éveil, avec une mention spéciale pour les sons. On sait combien, avec les odeurs, ils donnent une teinte particulière à nos souvenirs. Les personnages sont attachants, qu’on fasse un bond dans le passé ou qu’on arpente la place Quattro Canti au présent. L’italien chantant nous accompagne à chaque tête de chapitre. En exposant l’intrigue du film, tiré du roman éponyme de Giuseppe Tomasi, Prince de Lampedusa, l’autrice nous incite à découvrir ou redécouvrir l’histoire de l’Italie, les codes de la noblesse et les conséquences des choix faits pour s’adapter à l’époque. En parallèle, elle explore les malentendus de la vie de Rose, creuse pas à pas un chemin de vérité. Quelle que soit la période, les héros ne sont-ils pas toujours tiraillés entre le cœur et la raison ? La belle écriture de Magali Discours nous accompagne tout au long de ce voyage, nous invite à la réflexion, attise nos envies. On en redemande… En bonus, on visionne la série Le Guépard mais on lâcherait bien tout pour prendre le premier avion à destination de la Sicile.

Revoir Palerme. Magali Discours. Editions Maison Pop. 19,95 € 

dimanche 4 mai 2025

Mon vrai nom est Elisabeth

 

Jean-Louis a décidé d’en finir avec la vie. Depuis dix ans, il s’est isolé, puis détaché des biens matériels. Il a gardé quelques livres, une petite photo de sa mère, Betsy, et transmis des instructions à une de ses sœurs. Pourquoi la photo de cette mère absente dans les affaires du suicidé ? « C’est le dernier chapitre de ton enquête » dit la sœur désignée, grand- mère de la narratrice. Le mystère autour de Betsy est le leitmotiv de cet ouvrage. Un silence opaque entoure son histoire. Cette femme de la haute-bourgeoisie n’a pas élevé ses six enfants ; elle a été diagnostiquée schizophrène et internée pendant de longues années. Les trous sur ses tempes sont les témoins d’une lobotomie. Voilà ce qui suinte des mémoires et fait que toutes les filles de la famille ou presque craignent la folie, la fragilité. La narratrice n’est pas épargnée. Elle interroge les derniers proches qui ont connu l’aïeule et dont les témoignages, poussifs, montrent la réticence à se livrer. Il n’y a rien à dire, Betsy, c’est un non-sujet. Cette femme énigmatique, ombre fine et fantasque, s’efface derrière André, son mari, une figure stable qui a assis son rôle de patriarche auprès de sa nombreuse descendance. La narratrice est chercheuse alors elle explore les archives hospitalières pour tenter de reconstituer ce puzzle que le récit familial maintient si lacunaire.

Roman, essai, enquête, Mon vrai nom est Elisabeth est à la croisée de ces trois genres, inclassable. On passe des ânonnements de descendants peu diserts aux annotations des médecins dans les dossiers des patients. On parcourt la correspondance d’une jeune Betsy idéaliste que la guerre a séparée de son futur époux. Peu à peu, des hypothèses se dessinent, des certitudes se font jour. Adèle Yon s’attarde sur l’histoire particulièrement troublante de la lobotomie, une intervention invasive non curative, pratiquée par des hommes sur des femmes la plupart du temps (les individus de sexe masculins opérés étant toujours des enfants). Ce qu’elle découvre et partage avec le lecteur est édifiant. Au fil des pages, elle évoque sa colère, une colère semble-t-il transmise génération après génération. Pourtant, rien dans ses mots ne laisse éclater la violence des regrets, le dégoût d’une période où le pouvoir est aux pères de famille et où l’on tente par tous les moyens de bâillonner les femmes un peu trop libres d’esprit. Elle ne cherche aucune revanche. Elle scanne la société de l’époque (1940, 50, 60), dissèque les témoignages d’un grand-oncle ou d’une cousine, suit une piste inexplorée à partir d’une phrase anodine. Offre un nouvel éclairage. C’est captivant, instructif, glaçant. Son enquête s’appuie sur une solide documen-tation. Elle lève le voile sur un secret, délie le silence, libère les femmes d’un carcan ; à la lumière d’éléments concrets elle rend sa place à chacun et un juste hommage à cette mystérieuse et imprévisible Betsy.

Mon vrai nom est Elisabeth. Adèle Yon. Editions du sous-sol. 22,00 €.

Madelaine avant l'aube

Va vite. Dis-lui que c’est grave. Eugène abandonne son activité de débardage pour suivre l’enfant venu le prévenir. Le sang tape dans ses tempes, il cale ses pas sur le rythme du cheval qu’il ramène avec lui vers le malheur. Eugène le sait, tout a basculé. Il ignore qui, quoi et comment, mais ça s’est produit. Plus rien ne sera jamais comme avant. Avant, il y a Ambre et Aelis, les jumelles, inséparables. Le caractère d’Aelis ne s’accorde pas avec celui d’Eugène, son époux. Trois fils grandissent pourtant à leurs côtés. L’union d’Ambre et Léon, sabotier alcoolique, est restée infertile. Tous vivent aux Montées, à l’écart du village, un groupe de trois fermes. Rose, une vieille guérisseuse, occupe la dernière maison. La vie s’écoule dans le hameau, âpre et immuable. La terre appartient aux Ambroisie, auxquels on verse un impôt en échange du droit à exploiter les champs. Les mauvaises années, on lutte contre la faim, le froid. L’hiver fera des victimes. La mort rode. S’y habitue-t-on ? Une bête vole des œufs dans la grange. Rose essaye de piéger l’intrus accompagnée de Bran, qu’elle a recueilli lorsqu’il était tout petit. Une nuit, alertés par du bruit, ils se glissent jusqu’à leur appât. L’indésirable n’est pas un animal mais une petite fille, sauvage. Ils le sentent instinctivement, Madelaine, vivante, imprévisible, indomptable, va bousculer leur existence à tous.

On dit souvent des romans de Sandrine Collette qu’ils dégagent une part d’ombre. Un frein à la lecture, repoussée cent fois par crainte d’être aspirée dans un univers trop noir. Finalement, je me décide. Là, je vérifie que réduire l’œuvre de cette autrice à son aspect obscur est bien dommage. Cela occulte l’immense richesse du récit. Dans Madelaine avant l’aube, les phrases, parfaitement ciselées, capturent immédiatement le lecteur. Le froid s’immisce, la faim tenaille, l’injustice règne, oui. Mais la lumière est partout. Dans le regard que se portent les sœurs, dans la complicité des enfants, dans la ténacité de Germain, le fils aîné, dans l’obstination de Madelaine, dans la bonté d’Eugène, dans la chaleur du four à pain. Dans l’unité de tous, avec leurs forces et leurs failles, face à l’adversité. La façon dont ces individus, coupés du monde, survivent est fascinante. La famille a appris à respecter le pouvoir établi par la terreur que font régner les maîtres. Madelaine, elle, n’a aucun code, sinon celui d’un ordre des choses juste et raisonnable. Accrochée à un instinct viscéral de survie, elle fait, malgré elle, planer un vent de révolte. Madelaine ébranle les certitudes, premier pas vers la liberté ? Une écriture éblouissante au service d’une histoire à la fois terrifiante et magnifique. Un équilibre parfait entre les scènes du quotidien, superbement décrites, les portraits des protagonistes, bouleversants de sincérité, les rebondissements, la tragédie et le prix de la vie. Incontournable.


Madelaine avant l’aube. Sandrine Collette. Éditions JC Lattès. 20,90 €. Prix Goncourt des Lycéens 2024.